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tableau. Derrière la maréchale, Borgia, Concini, se rangent les personnages secondaires. La jalousie fougueuse d’Isabella Monti, la femme de Borgia ; l’avarice et l’humilité du juif Montalto, l’impassible et hautaine ambition de M. de Luynes, l’hypocrisie du magistrat Déageant, la brusque probité du bourgeois Picard, la pétulance et la légèreté de Fiesque, toutes ces nuances, tous ces types si divers ont été rendus par M. de Vigny avec une rare finesse et une parfaite vérité. On retrouve, dans les plus petits détails de ces figures, les traces d’une exécution sérieuse et patiente.

Nous croyons inutile de raconter la lutte qui s’établit entre ces divers personnages. L’arrestation du prince de Condé, la révolte des mécontens, le procès de la maréchale, son supplice, suffisent largement à l’intérêt de toutes les parties du drame. On sait quelle terreur éveille la scène du duel, quelle émotion accueille la douleur sombre et résignée de la maréchale rencontrant sur le chemin du bûcher les cadavres de son mari et de son amant. Ce sont là des effets qu’il est superflu de louer. C’est sur le mérite de la forme que nous croyons surtout devoir appeler l’attention du public, trop habitué peut-être aujourd’hui à n’estimer que le mouvement et l’action. Le soin qui a présidé à la conception, à l’arrangement des personnages, se retrouve en effet dans le style. Grace, vigueur, coquetterie, la forme de la Maréchale d’Ancre offre toutes les qualités qui distinguent les plus durables créations du poète.

Il nous reste à parler de l’interprétation des acteurs. Mme Dorval avait une tâche difficile : dans le caractère de la maréchale d’Ancre, il n’y a pas seulement la tendresse et la résignation d’une femme, il y a l’énergie et la dignité qu’exige une haute position politique. Mme Dorval, touchante comme toujours dans la partie passionnée de son rôle, a moins parfaitement rendu la partie calme et sérieuse. Ligier, chargé du rôle de Borgia, n’a point eu de peine à rendre la brusquerie sauvage du montagnard corse ; mais il n’a réussi qu’imparfaitement à faire ressortir la passion ardente et profonde qui subsiste sous cette rude enveloppe. Beauvallet n’a été à l’aise que dans les parties du rôle de Concini où la dissimulation fait place à la colère. Malgré ces imperfections, rachetées par beaucoup de zèle et d’intelligens efforts, le public a pu étudier avec intérêt l’œuvre qui était soumise une seconde fois à son jugement, et le beau drame de M. Alfred de Vigny a été écouté dans tous ses développemens avec une attention et une curiosité soutenues.


— La bibliothèque Charpentier s’enrichit de trois charmans volumes, qui offrent, réunies, toutes les œuvres de M. Alfred de Musset : 1o La Confession d’un Enfant du Siècle, revue et corrigée avec le goût que l’auteur apporte désormais à tout ce qu’il écrit ; 2o les Comédies et Proverbes en prose ; 3o les Poésies complètes. Ce dernier volume surtout, par ce qu’il reproduit de si agréablement connu, et par ce qu’il ajoute d’inédit, est un vrai cadeau pour le public. De tous les poètes qui se rattachent au mouvement littéraire de 1828, M. Alfred de Musset fut le plus jeune, le plus hardi et le plus fringant dès l’abord ; il entra dans le sanctuaire lyrique tout éperonné et par la fenêtre, je le crois bien. Il chantait, comme Chérubin, quelque espiègle chanson, son Andalouse ou sa Marquise ; il avait fait enrager le guet avec sa lune comme un point sur un i. Le lyrisme de cette époque était un peu solennel, volontiers religieux, pompeux comme un Te Deum, ou sentimental. M. de Musset lui fit d’emblée quelque déchirure : il osa avoir de l’esprit, même avec un brin de