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GOETHE.

On rencontre çà et là, dans sa vie, certains actes d’un égoïsme brutal qui vous révoltent, si vous n’en avez d’avance trouvé la raison, peut-être même, hélas ! l’excuse dans cette espèce de sacerdoce qu’il pratique à l’égard de sa pensée[1]. En général la société a tort de vouloir juger de pareils hommes avec la critique ordinaire ; elle les blâme sans avoir soulevé le voile qui couvre les mystères de leur conscience, et ne s’aperçoit pas que, tout en se dérobant aux lois qu’elle impose, ils en subissaient de plus rigoureuses peut-être. Toutes ces concessions que la société demande, ils les ont faites à leur cerveau, dont ils n’ont pas un instant cessé d’être les esclaves. Certes, c’est un bonheur lorsque l’organe qui se développe ainsi par l’absorption, accomplit quelque fonction divine, et qu’une nature choisie, ainsi passée à l’alambic, donne pour dernière essence les idées. Chaque jour on voit dans des sphères inférieures des exemples d’une absorption qui, pour être mesquine et souvent ridicule, n’en a pas moins un certain air de ressemblance avec celle dont nous parlons. Il n’est pas rare de rencontrer des chanteurs qui, à force d’honorer l’organe sur lequel ils fondent leur renommée et leur fortune, à force de se soumettre à ses moindres caprices, finissent par s’identifier avec lui au point qu’ils cessent tôt ou tard d’être des hommes pour devenir une voix. Qui pourrait donc trouver étrange qu’un mortel de la trempe de Gœthe ait porté tout son amour, tout son dévouement, toute sa religion du côté de son cerveau, de cette ame qui pense, comme dit Platon ?

Goethe se soumet toute chose par l’analyse et la contemplation ; les passions ne sont guère pour lui que des phénomènes qu’il observe à loisir et dont son intelligence avide se repaît ; ensuite il les enferme dans sa mémoire, au fond de laquelle il les ordonne et les classe comme il fait des plantes de son herbier. Il attire à lui, non pas comme les autres hommes pour rendre plus tard dans l’effusion du cœur, mais comme le soleil pour transformer. Des larmes les plus ternes il fait, par son art merveilleux, d’incomparables gouttes de rosée ; mais ces larmes jamais ne retournent aux paupières où il les a puisées, il les répand dans son champ de poésie qu’elles fécondent. Qu’on se figure après cela quel sort attendait les douces jeunes filles qui

  1. Goethe dit quelque part, dans ses mémoires, qu’il se sentit d’abord une assez vive inclination pour la petite Frédérique, mais qu’il eut garde d’y mettre bon ordre ; et le poète se félicite à ce propos d’avoir éteint dans son germe un sentiment pareil, qui aurait bien pu, d’après ce qu’il calcule, lui faire perdre deux années de son temps. (Dichtung und Wahrheit aus meinem Leben.)