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Cependant il y a pour le génie, comme pour toutes les choses d’ici-bas, certaines conditions de temps auxquelles il ne peut se soustraire, quoi qu’il fasse. On conçoit bien que cette spontanéité tienne lieu de l’expérience, lorsqu’il s’agit de quelque improvisation sublime qui s’alimente au besoin d’un enthousiasme prophétique propre à toutes les organisations inspirées ; mais qui soutiendra qu’il en puisse être ainsi à propos d’une épopée où se résument les idées et le travail de tout un âge de l’humanité ? Il est une époque heureuse et charmante où les idées s’échappent du cœur une à une, sans ordre, sans suite, presque sans ressemblance ; on reconnaît la source d’où elles sortent, ainsi que leur aimable parenté, à la grace naïve qui les décore ; elles s’ouvrent au soleil de côté et d’autre, et fleurissent isolées : époque d’illusions ineffables et de bonheur, printemps de la vie des poètes. Plus tard le raisonnement s’allie à la sensation, le cerveau se marie au cœur, dès-lors tout se rassemble, se recherche et se coordonne, mais aussi adieu cette riante liberté, adieu ce facile abandon. L’homme de génie est celui chez lequel cette succession s’accomplit paisiblement tout entière : Goethe, par exemple. Dès que l’œil de l’intelligence se repose sur lui, le sentiment de l’harmonie vous pénètre jusque dans la moelle des os ; vous êtes devant son œuvre, comme devant quelque merveille de la nature ; rien ne manque, rien ne se laisse souhaiter, tout est bien à sa place, tout s’y révèle selon la loi du temps ; toujours le calme et l’impassibilité du génie. C’est merveille comme dans l’espace immense de cette carrière tout se développe et grandit avec aisance et liberté. En face d’une si puissante manifestation de l’intelligence, on ne sait que penser. C’est au point qu’à moins d’avoir le cœur rongé par le ver de la critique et de porter sur toute chose sa vue inquiète et chagrine ; lorsque de pareils hommes ont reçu la consécration de la mort, et que les misères de l’existence ne sont plus là pour démentir à toute heure les beaux rêves de l’imagination, on se demande s’ils ont bien pu vivre parmi nous, et si ceux que la nature a doués ainsi de toutes les forces essentielles à la création n’appartiennent pas plutôt à cette race de mortels sublimes que les anciens célèbrent sous le nom épique de demi-dieux.

Cependant on rencontre çà et là, dans le jardin de la poésie, de blondes et pâles figures qui, — pour ne s’être jamais élevées jusqu’au vaste travail d’une composition épique, pour s’être arrêtées à ce point de la vie où les facultés, au lieu de s’évaporer en l’air et de se disperser, se condensent en quelque sorte et se ramassent, où les idées, au lieu de s’effiler une à une, se rassemblent dans un tissu plus solide,