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touchante histoire d’un officier français émigré, vivant à l’île de Wight, qu’il n’a pas écrite encore. S’il appartient à la France par le langage, on peut dire qu’il tient déjà à l’Italie par la manière de conter. Tout est de vrai chez lui ; rien du roman ; il copie avec une exacte ressemblance la réalité dans l’anecdote. L’idéal est dans le choix, dans la délicatesse du trait et dans un certain ton humain et pieux qui s’y répand doucement. En France, nous avons très peu de tels conteurs et auteurs de nouvelles proprement dites, sans romanesque et sans fantaisie. On ne s’attend guère à ce que je compare M. Xavier de Maistre à M. Mérimée : ce sont les deux plus parfaits pourtant que nous ayons, les deux plus habiles, l’un à copier le vrai, l’autre à le figurer. L’auteur du Lépreux, de la jeune Sibérienne, et des Prisonniers du Caucase a, sans doute, bien moins de couleur, de relief et de burin, bien moins d’art, en un mot, que l’auteur de la Prise d’une Redoute ou de Matteo Falcone ; mais il est également parfait en son genre, il a surtout du naïf et de l’humain.

Ce pauvre lépreux, avant d’être à la Cité d’Aoste, vivait à Oneille. Quand les Français, après avoir pris la Savoie et le comté de Nice, firent une incursion jusqu’à Oneille où était ce malheureux, il s’effraya, il se crut menacé ; il eut la prétention d’émigrer comme les autres. Un jour il arriva à pied devant Turin : la sentinelle l’arrêta à la porte, et, sur la vue de son visage, on le fit conduire entre deux fusiliers chez le gouverneur qui l’envoya à l’hôpital ; de là on prit le parti de le diriger sur la Cité d’Aoste où il résida par ordre. M. de Maistre l’y voyait souvent. Le bonhomme lépreux avait, comme on peut croire, un cercle assez peu étendu d’idées ; en lui donnant toutes celles qui dérivaient de sa situation même, l’historien n’a pas voulu lui en prêter un trop grand nombre. Son habitation était parfaitement solitaire ; un jeune officier (celui de Mme Hautcastel peut-être) donnait volontiers alors, à la dame qu’il aimait, des rendez-vous dans ce jardin qui cachait des roses : ils étaient sûrs de n’y pas être troublés. Deux amans se ménageant des rencontres de bonheur à l’ombre de cette redoutable charmille du lépreux, n’est-ce pas touchant ? L’extrême félicité à peine séparée par une feuille tremblante de l’extrême désespoir, n’est-ce pas la vie ?

On relit le Lépreux, on ne l’analyse pas ; on verse une larme, on ne raisonne pas dessus. Tout le monde pourtant n’a pas pensé ainsi : on a essayé de refaire le Lépreux. Le comte Xavier était si peu connu en France, même après cette publication, qu’on l’attribua à son frère Joseph, et, comme celui-ci était venu à mourir, une dame d’esprit