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qu’elles rachètent par des qualités plus indigènes l’esprit d’étendue qui semble leur manquer. Mais quand ces temps sont passés, tous les regrets du monde ne les feraient pas renaître. Ébloui par sa propre splendeur, le siècle de Louis XIV a pu, d’une manière toute royale, mépriser ou méconnaître le génie des peuples modernes. Racine a pu ignorer jusqu’au nom de ses deux grands précurseurs, Dante et Shakspeare. Il y avait encore des Pyrénées entre les peuples, lorsqu’il n’y en avait plus entre les rois. D’ailleurs, toutes les nations modernes ont passé à leur tour par cet enchantement ; chacune d’elles s’est considérée en son temps, et non pas sans quelque raison, comme la fille unique de la Providence. Ce genre d’idolâtrie a même servi à montrer dans une complète indépendance leurs instincts et leur caractère natif. Le malheur est que cet esprit ne peut plus rien produire de grand ni de fécond. En se voyant, se touchant, se mesurant de la tête, tous les peuples ont perdu quelque chose de la sublime infatuation de la solitude. Désormais nous pouvons nous haïr, nous pouvons nous aimer, mais non plus rester indifférens les uns à l’égard des autres. Que si nous voulions en cela imiter l’incurie superbe dans laquelle se complaisait le siècle de Louis XIV, nous ne retrouverions ni sa sérénité, ni son majestueux repos. Sans acquérir ses qualités, nous perdrions celles de notre temps ; nous ne serions ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Où serions-nous donc, messieurs ? Dans le faux, c’est-à-dire dans le néant.

On n’a pas laissé cependant d’élever de sérieuses objections contre l’étude des littératures étrangères ; on a pensé d’abord que le génie national ne peut manquer de s’altérer dans un commerce assidu avec le génie des autres peuples, et que l’esprit de création s’affaisse sous le fardeau de trop d’œuvres de l’imagination de l’homme. À cela je réponds que nous ne sommes pas libres de rejeter le fardeau de gloire du passé, que c’est là un héritage qu’il nous faut accepter comme la civilisation même, que l’ignorance volontaire est un mauvais moyen d’atteindre à l’originalité, que plus nous apprenons de choses, plus s’agrandit pour nous le cercle de l’inconnu, et qu’ainsi cette crainte de tout savoir qui semble préoccuper et enchaîner beaucoup d’imaginations est un scrupule sur lequel il est facile de les rassurer. Bien mal conseillé par son génie serait celui qui, dans la crainte de perdre son instinct et son inspiration native, se frustrerait de toute correspondance avec le monde extérieur, et fermerait les yeux à la lumière du jour. Une inspiration qui serait si facilement détruite vaudrait-elle la peine d’être conservée ? J’en doute fort. On raconte que, pour rendre la voix des rossignols plus mélodieuse, il faut leur crever les yeux : je ne sais si le moyen est assuré ; mais le fût-il, j’aimerais toujours mieux la mélodie de ceux qui, dans le fond des forêts, peuvent épier le jour pour saluer ses premiers rayons. Bien loin de croire que l’imagination des hommes s’accommode ainsi de réticences calculées et d’ignorance préméditée, je suis au contraire persuadé que, si nous pouvions nous représenter quelque part un Homère de nos jours, il posséderait toute la science de notre temps, c’est-à-dire l’esprit des questions principales qui