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culté singulière qu’il a de se reproduire sans jamais rien perdre de ses avantages. Il ne se transforme pas, il varie, il chante toujours les mêmes choses sur d’autres airs, et voilà tantôt vingt ans que cela dure, et que le public trouve cela fort de son goût. Quoi qu’il fasse, c’est toujours M. Auber avec son imagination heureuse, sa verve, son esprit, son orchestre élégant et riche, mais sans profusion, où les motifs circulent et se croisent dans la transparence de l’harmonie la plus limpide. Je ne sais pas au monde de talent qui demeure plus égal à lui-même ; s’il ne s’élève jamais bien haut, il ne tombe guère, et j’avoue que j’aurais grand’peine à choisir entre ses opéras. Vos critiques les jugent d’ordinaire d’après le succès ; ceux qui réussissent sont les chefs-d’œuvre, des autres on n’en tient pas compte, et cependant j’en pourrais citer de charmans dans ce nombre et qui méritaient mieux, entre autres les Chaperons blancs, aimable partition pleine de verve bouffe et mélodieuse, et qu’un malencontreux poème entraîna dans sa chute. J’avoue que je ne comprends rien à ces gens qui se prennent de belle admiration pour la Muette ou Gustave et ne veulent pas qu’on leur parle du Domino noir, d’Actéon, ou du Lac des Fées, comme si tout cela n’était pas au fond de la même nature. Les qualités qui vous charmaient dans la Fiancée et Lestocq, vous les retrouvez dans l’Ambassadrice et le Domino noir. Si cette fois elles ne vous peuvent divertir, c’est à votre humeur qu’il faut s’en prendre. Quant à M. Auber, il ne change pas ; c’est toujours M. Auber ni plus ni moins. Ce que je dis là, je le soutiendrais même à propos de la Muette, qui n’est peut-être le chef-d’œuvre de M. Auber que parce que le succès l’a voulu. Si, au lieu de la Muette, la popularité eût adopté Gustave, Gustave serait le chef-d’œuvre de M. Auber. Savez-vous que cette partition renferme, au troisième acte surtout, des beautés mélodieuses dont il faut tenir compte ? Je le répète, les grandes passions de l’art n’ont que faire ici ; l’enthousiasme serait pour le moins aussi ridicule que la colère. Vous aimez cette musique, ou vous ne l’aimez pas : de toute façon, pourquoi ne pas le dire franchement aujourd’hui comme hier ? pourquoi, si le Domino noir vous plaisait tant, le Lac des Fées vous déplaît-il ? Il ne peut être ici question de progrès ou de décadence ; toutes ces partitions se valent entre elles. Avec la Muette, mettez la Fiancée, Fra Diavolo, le Dieu, et la Bayadère ; — avec Gustave, Lestocq, le Philtre, le Serment ; l’Ambassadrice et le Domino noir avec le Lac des Fées ; puis, dans ces trois lots prenez au hasard, vous aurez toujours quelque chef-d’œuvre de M. Auber.

Nous disions tout à l’heure que M. Auber n’imite pas les Allemands, et certes il n’a guère de mérite à le faire ; il ne les comprend pas. Le génie grandiose et magnifique de Beethoven l’épouvante ; il craindrait que le vertige ne le prit, s’il cherchait seulement à plonger du regard dans les combinaisons mobiles et profondes de cet orchestre orageux. M. Auber ne se sent, pour cette musique, ni enthousiasme ni dédain ; il aime mieux n’en pas parler. L’auteur de la Muette est un peu, à l’égard de Beethoven et de Weber, comme ces esprits faibles qui ne veulent ni croire ni douter, et qui trouvent