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phique et historique, qui ont guidé et défrayé les auteurs appelés par la science ou invités par le gain à traiter plus tard les mêmes matières.

Quand même Richelieu aurait en particulier persécuté Corneille et le Cid, il n’en aurait pas moins en général favorisé le développement du génie national : en rapprochant et en concentrant des lueurs éparses, incertaines, vacillantes, il n’en aurait pas moins formé ce foyer de vive lumière qui éclaira la France et brilla sur l’Europe entière au XVIIe siècle. Mais cette persécution même est une fable qui se dissipe à un examen un peu attentif.

En 1635, auteurs et public en sont aux essais de l’art dramatique. On accueille avec le même enthousiasme les pièces outrées de Scudéri et la Sophonisbe de Mairet, la Médée de Corneille, où le naturel, la passion, le sublime, se rencontrent à côté d’énormes défauts. Il suffit de parodier certaines qualités pour donner encore le change au spectateur et enlever ses suffrages. Bien que Corneille n’eût encore composé que les sept drames qui se succèdent de Mélile à Médée, et où le talent n’apparaît qu’à longs et rares intervalles, il est désigné, en 1635, pour faire partie des cinq auteurs qui remplissent les canevas fournis par le cardinal. Il reçoit une pension de cinq cents écus qui vaudraient 4,000 fr. aujourd’hui, avec la seule obligation de versifier un acte en un ou deux ans. Dans les idées de l’époque, c’est une grande faveur, un grand bienfait. À la fin de 1635, il change quelque chose dans la comédie des Tuileries, dont le cardinal avait arrangé les scènes et dont le troisième acte lui avait été confié. L’amour-propre du cardinal prend ombrage, l’indépendance du poète s’irrite : ils rompent leur association dramatique ; et Corneille se retire à Rouen. Il n’est plus, momentanément, employé à la confection des pièces du cardinal, mais il conserve sa pension. Chez Richelieu, l’auteur est irrité ; toutefois le ministre continue à aider l’homme qui a fait preuve de talent. Pleinement rendu à lui même, Corneille écrit l’Illusion comique, remplie des nombreux défauts et des rares beautés de ses précédens ouvrages.

Les conseils du courtisan Châlons tirent Corneille de ses habitudes d’esprit. Son génie est frappé, éclairé par le génie espagnol ; un monde nouveau lui apparaît : il n’avait vu jusqu’alors l’art dramatique qu’à sa superficie, il en découvre tout à coup les profondeurs. Il donne le Cid la même année que l’Illusion comique. Le pathétique des situations, le jeu des passions, la noblesse et la vérité des sentimens appartiennent en grande partie à l’auteur espagnol. Mais la véritable tragédie a été révélée à l’imitateur ; il est dans le secret de l’art, et il a tiré de lui-même une création, la création immense de la langue dramatique ; il s’est exprimé dans un langage qu’on n’avait pas encore entendu au théâtre et que personne alors ne savait parler. Entre le Cid et la Sophonisbe de Mairet, représentée trois ans plus tard, la Marianne de Tristan, donnée presque en même temps, et la Médée de Corneille lui-même, il y a un abîme.

Le Cid change le goût du public comme le théâtre espagnol avait changé