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par personne ; il lui appartient de déposer les empereurs et les rois, de nommer et de déposer les évêques sans convoquer de synode. Par son ordre et son autorisation, un inférieur peut accuser son supérieur : principe nouveau qui amenait tous les hommes et portait toutes les causes à son tribunal. Il y avait dès-lors pour toute l’Europe une loi, une juridiction suprême ; la chrétienté avait une forme, une constitution ; les états de l’Europe étaient comme les membres d’un même corps, et si le pape, pour nous servir des paroles de Bossuet, se donnait de grands mouvemens pour rendre le saint-siége maître et propriétaire de tout le royaume du monde, il organisait la solidarité européenne sous la consécration de la religion. Ainsi les grands principes d’ordre, d’unité, de hiérarchie et de pouvoir, s’établissaient avec autorité.

Mais, à notre sens, l’entreprise de Grégoire VII ne fut pas moins utile à la liberté même de l’esprit humain, car elle la provoqua. Le dogmatisme hautain de cet homme, plus prêtre que chrétien, qui démasquait d’un coup tout un système d’autorité, et qui, suivant une expression familière, mais exacte de Bayle, a fourni aux papes ses successeurs la tablature qui les a fait triompher en tant de rencontres, suscita le thème contraire de l’indépendance politique et doctrinale. Quoi de plus métaphysique, en effet, et de plus absolu que les propositions sur lesquelles s’appuyaient les prétentions du pape ? Par leur nature, elles imposaient aux hommes l’alternative d’une soumission sans réserve, ou d’une résistance triomphante ; c’est pour leur répondre que, dans le XIIe siècle, les jurisconsultes italiens s’évertueront à construire une théorie du pouvoir impérial, qu’Arnold de Brescia, disciple d’Abeilard, conclura, sans hésiter, de l’indépendance métaphysique à la liberté politique. Il est beau, dans l’économie du moyen-âge, de voir la papauté donner elle-même le signal des développemens de l’humanité ; son énergique initiative a tout mis en branle ; le monde moral et politique est pénétré jusqu’au fond, et toutes ses sources vont s’ouvrir comme sous la verge de Moïse. Comment penser qu’une institution, si affirmative et si puissante qu’elle se produise, puisse étouffer des élémens nécessaires ? Déjà même, à côté de Grégoire VII, le rationalisme avait un organe, et des condamnations répétées n’empêchaient pas l’archidiacre Béranger de servir de lien entre Scott Érigène et le grand Abeilard. Il y a donc une double raison pour louer la papauté au moyen-âge : elle a fait beaucoup de bien dont souvent elle eut l’intention, et n’a pas fait le mal qu’elle se proposait.


Lerminier.