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un peu de sève et de chaleur. Plus haut, ces plantes même disparaissent. On ne trouve plus qu’un sol nu ou chargé de neige.

Le sommet de la montagne est plat comme une terrasse, couvert d’une terre jaunâtre parsemée çà et là de mousse de renne et de morceaux de quartz d’une blancheur éclatante. Nous courûmes avec une joie d’enfant sur ce vaste plateau, car nous venions d’atteindre le but de nos vœux et de nos efforts. Tantôt nous nous penchions sur la crête du roc pour mesurer de l’œil la profondeur de l’abîme, et entendre la vague fougueuse gémir sur les écueils. Tantôt nous cherchions dans le lointain une habitation humaine, et de toutes parts nous ne voyions que la terre dépeuplée. Puis tout à coup saisis par l’enchantement de cette grave nature, nous restions là, debout, immobiles et pensifs, contemplant le spectacle étalé sous nos yeux. À notre droite s’élevait la terre ferme, le Nordkyn, la dernière pointe de l’Europe ; à gauche, une longue ligne de montagnes échancrées et couvertes de vapeurs, et devant nous, la mer Glaciale, la mer sans bornes et sans fin : boundless, endeless[1], l’immensité. À l’est, le soleil déployait encore son disque riant, et jetait un sillon doré sur les vagues ; mais, au nord et au sud, les nuages, repoussés un instant par le souffle du matin, se rapprochaient l’un de l’autre et pesaient comme une masse de plomb sur l’Océan. C’était la nuit d’Israël avec la colonne de feu, le chaos avec le rayon de lumière céleste, et l’idée de la solitude lointaine où nous nous trouvions, l’aspect de cette île jetée au bout du monde, le cri sauvage de la mouette se mêlant aux soupirs de la brise, au mugissement des ondes, tous les points de vue de cette étrange contrée et toutes ces voix plaintives du désert, nous causaient une sorte de stupeur dont nous ne pouvions nous rendre maîtres. Ceux qui ont vu les forêts vierges de l’Amérique ont peut-être éprouvé la même émotion. Ailleurs, la nature peut ravir l’ame dans la contemplation de ses magnifiques beautés ; ici elle la saisit et la subjugue. En face d’un tel tableau, on se sent petit, on courbe la tête dans sa faiblesse, et si alors quelques mots s’échappent des lèvres, ce ne peut être qu’un cri d’humilité et une prière.

Descendre du haut du Cap-Nord était plus difficile encore que d’y monter. Nous ne pouvions nous tenir debout sur les pentes de mousse glissantes et les tables de roc perpendiculaires. Il fallait nous asseoir sur le sol et nous traîner à l’aide de nos mains. Si nous faisions un faux pas, nous courions risque de nous précipiter dans la vallée, et si nous heurtions trop fortement un bloc de pierre détaché du sol, il roulait avec fracas le long de l’étroit sentier et pouvait atteindre, dans sa chute, ceux qui nous précédaient. Mais, après deux heures de marche, toute la caravane remonta saine et sauve à bord du bateau. Par un bonheur insigne, au moment où nous tirions notre ancre de fer amarrée aux pierres de la grève, le vent tournait à l’est. On eût dit que nous l’avions acheté, comme les voyageurs d’autrefois, de quelque sorcier lapon, tant ce changement de direction venait à propos.

  1. Byron, Child-Harold.