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vent ôter d’énergie ; … et, dans le Vignemale, malheur à celui dont le pied hésite !

Je montais le 30 juillet dernier le port de Gavarnie avec mon frère et trente chasseurs que nous avions réunis pour faire une battue à l’ours dans la forêt de Bujaruelo en Espagne, m’amusant à écouter les récits d’exploits ou d’aventures plus ou moins invraisemblables avec lesquels nos compagnons de voyage s’efforçaient de charmer les ennuis d’une ascension des plus rudes. En récapitulant le nombre d’ours qu’ils auraient tués entre eux depuis une année, on serait, j’en suis sûr, arrivé à un chiffre qui aurait bien dépassé celui des ours tués dans les Pyrénées depuis vingt ans ; car, soit dit en passant, l’ours est un animal insaisissable, fabuleux même. Que d’ennui, de fatigues et de déceptions attendent le chasseur inexpérimenté qui, comme moi, aura la faiblesse de croire à l’ours des Pyrénées !

— Nous ne sommes pas sûrs de rencontrer l’ours à Bujaruelo, me dit le vieux Cantouz de Gèdres, plus sceptique ou plus véridique que ses compagnons. Mais, si vous voulez, je vous mènerai dans un pays que personne n’aura vu avant vous… à douze mille pieds au-dessus du niveau de la mer… Voulez-vous que je vous conduise au sommet du Vignemale ?

Nous regardâmes d’un air un peu narquois l’auteur de cette étrange proposition, car nous étions trop nourris des traditions des Pyrénées pour ne pas savoir que le Vignemale est regardé comme inaccessible. L’offre du vieux guide nous sembla une fanfaronnade, et nous lui en exprimâmes notre façon de penser avec beaucoup de franchise. Mais le front ridé du Gédrois, d’où coulait une abondante sueur, sous son bonnet de laine brune, ne manifesta aucun embarras, et à mon exclamation : Mais, Cantouz, voulez-vous donc nous casser le cou ? il répondit : Monsieur, je vous conduirai au sommet du Vignemale plus aisément que je ne le ferais au Mont-Perdu… Or, vous n’êtes pas sans savoir que, depuis que Rondeau de Gèdres a montré à M. Ramond le chemin par l’Espagne, en passant la brèche de Roland, et couchant à la tour de Goliz, de bons marcheurs peuvent sans danger monter au Mont-Perdu ; cette ascension a souvent eu lieu.

Je connaissais tous ces détails aussi bien que Cantouz, car j’avais lu plus d’une fois, et avec passion, les voyages de Ramond au Mont-Perdu. Le récit de ses nombreuses tentatives pour arriver au sommet de cette montagne m’avait trop vivement intéressé pour que j’ignorasse que depuis il avait trouvé par l’Espagne un chemin que les rochers affreux du pic d’Allanz et les glaciers d’Estaubé lui avaient refusé trois fois.