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Celui qui nous avait donné asile avait aussi hébergé Mac-Dougal et son équipage. Ceux-ci, en arrivant, avaient vendu leur cargaison de graisse de poisson, et avec le produit de la vente ils régalaient leurs amis d’Aros. On comprend que le vieux Mac-Dougal avait ce soir autant d’amis que la bourgade avait d’habitans. Tous passèrent la meilleure partie de la nuit à faire de copieuses libations de wiskey, accompagnées de chansons bruyantes, de sorte qu’il nous fut impossible de fermer l’œil. Néanmoins, le lendemain nous étions sur pied au point du jour ; des poneys très vifs nous attendaient à la porte de l’auberge, et notre hôte devait nous servir de guide. Nous avions formé le projet de tenter l’ascension du Ben-More, la plus haute des montagnes de l’île, et de son sommet qui s’élève à environ 3,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, nous comptions embrasser d’un seul coup d’œil tout l’ensemble des Hébrides. Notre espoir fut déçu. À peine au tiers de sa hauteur, nous nous trouvâmes enveloppés d’un brouillard si épais, et la pluie commença à tomber avec tant de force, que nous redescendîmes au plus vite du côté du Loch-na-Keal, grande baie qui s’ouvre vers le sud, et qui n’est séparée d’Aros que par un isthme de trois milles de largeur au plus. Pour comble de malheur, arrivés au Loch-na-Keal, nous ne pûmes trouver un seul bateau pour nous transporter dans les îles d’Ulva et de Staffa, dont nous apercevions les côtes à quelques milles de nous à travers des brumes dont les formes bizarres rappelaient les descriptions ossianiques. Toutes les barques étaient en mer, occupées à la poursuite d’un banc de poissons arrivé de la veille. Il fallait donc traverser l’île sur nos poneys, et nous rendre d’une seule traite jusqu’à Moy ou Bunessan, dans le sud, afin de nous rapprocher de l’île d’Iona, que nous tenions surtout à visiter. Nous passâmes tout le premier tiers de cette journée le plus tristement du monde, ensevelis, nous et nos poneys, sous de larges water-proofs, qui avaient peine à nous garantir, malgré leurs noms un peu ambitieux, des ondées, qui, d’heure en heure, arrosaient la campagne. Le pays que nous parcourions était des plus sauvages. Tantôt nous traversions des plaines d’un sol noir et gras, couvertes d’un gazon épais, coupées de marécages et au milieu desquelles s’allongeaient d’étroits bras de mer ; ces plaines étaient abandonnées à des troupeaux de bœufs noirs, de poneys ou de moutons qui paissaient en toute liberté : tantôt nous franchissions de hautes collines revêtues de mousses et de bruyères formant des enceintes multiples autour de petits golfes, dont l’onde, unie comme un miroir, semblait le parquet de cristal de ces belles salles de verdure. Nous avions renvoyé l’aubergiste d’Aros, et pris pour guides, au Loch-na-Keal, deux hommes du pays. Ces deux hommes nous conduisaient à travers ces plaines et ces collines par des chemins à peine tracés. À chaque moment, des coqs de bruyère ou des ptamirgans aux ailes blanches s’envolaient autour de nous, effrayés par les cris de nos guides ou le retentissement sourd du pas de nos chevaux sur le sol caverneux et basaltique des collines ; toute cette partie de l’île paraît extrêmement giboyeuse ; les bords de la mer étaient peu-