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SOUVENIRS D’ÉCOSSE.

gation, voguions-nous dans le sound de Mull. Nous déjeunâmes à bord avec d’excellens poissons qu’amenaient à chaque coup de filet les hommes de l’équipage. Le poisson blanc, le haddock, les plies, le cuddies, se trouvent en grande abondance dans ces parages, et c’était un spectacle amusant de les voir se débattre sur le pont chaque fois qu’on retirait le filet. Vers le tiers du jour, l’ardeur du soleil étant devenue fatigante, on étendit une voile, et nous nous couchâmes à l’ombre. La marée commençait à nous contrarier ; et quoique nous eussions pour nous le vent, nous ne marchions que lentement le long des côtes solitaires de la presqu’île de Morvern. À la longue, le balancement du navire et la monotonie du spectacle nous avaient plongés dans une sorte de rêverie que l’assoupissement ne tarda pas à suivre. Tout à coup je fus réveillé par la voix de Mac-Dougal qui me frappait sur l’épaule : — Levez-vous, me criait-il, et venez voir un beau coup de harpon. Je me frottai les yeux, et je me levai machinalement. On venait de descendre le canot, deux hommes s’y étaient placés, et ramaient en silence du côté d’un objet que je pris d’abord pour un quartier de roche ardoisée qui sortait de la mer à une vingtaine de pieds du navire. — Basking-shark ! basking-shark ! répétait Mac-Dougal en filant la corde à laquelle était attaché un harpon qu’un des hommes du canot tenait levé. En regardant avec plus d’attention, je vis bientôt que ce que j’avais pris pour un rocher, était un gros poisson d’une quinzaine de pieds de longueur qui dormait au soleil couché sur le dos. Près de lui, un poisson de la même espèce, mais plus petit, le mâle, me dit à voix basse Mac-Dougal, nageait sur le ventre, mais paraissait aussi endormi. Le sommeil du basking-shark, que les habitans de la côte appellent encore le nautile, était profond ; car le harponneur put l’approcher sans qu’il eût fait un mouvement ; quand il ne fut plus qu’à trois pieds de l’animal, il examina soigneusement la place où il fallait frapper, et planta son harpon le plus près possible des ouïes.

— Il est mort ! m’écriai-je, voyant que le poisson ne faisait aucun mouvement.

— Non, il dort, me dit Mac-Dougal.

— Alors il a le sommeil dur.

— Extrêmement dur.

J’en avais la preuve, car les deux pêcheurs, réunissant leurs forces, poussaient le harpon le plus avant qu’ils pouvaient dans l’ouïe de l’animal, absolument comme s’il se fût agi d’enfoncer une barre de fer entre deux pavés.

Auld clouty a la couenne épaisse, me dit Mac-Dougal en fronçant le sourcil ; ah ! le voici qui se réveille.

Le nautile, en effet, venait de se retourner doucement sur le ventre, présentant maintenant à la vue son dos bleu et luisant, et restant toujours dans l’inaction.

— Le harpon tient ferme, dit l’un des deux pêcheurs, la bête est à nous ; mais il faudra filer du câble, car dans cet endroit la mer est profonde.