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SOUVENIRS D’ÉCOSSE.

sans nageoires[1], sans avoir pu cependant apercevoir aucune de ces merveilles, et après vingt minutes de marche, nous arrivâmes à Arroquhar, sur le Loch-Long. Les eaux de ce lac qui n’est qu’un embranchement du Frith de la Clyde, sont salées, et le flux et le reflux se font fortement sentir sur ses bords. Les pirates norvégiens et danois profitèrent plus d’une fois de la petite distance qui sépare les deux lacs pour faire passer leurs vaisseaux du Frith de la Clyde dans le Loch-Lomond, en les traînant sur des rouleaux. De cette façon ils pénétraient au cœur du pays, sans s’écarter de leurs forteresses flottantes. Le 8 du mois d’août de l’an 1263, tandis que Haco, ou Haquin, le dernier de ces pirates, pillait les îles du Loch-Lomond, le gros de son armée fut défait à la bataille des Largs, par Alexandre III, le plus brave et le meilleur roi qu’ait eu l’Écosse. Seize mille de ces barbares restèrent sur le champ de bataille, et Haco, abandonnant honteusement la plupart de ses vaisseaux, s’enfuit avec les débris de son armée. Du Loch-Long au Loch-Fine, entre ces deux bras de mer qui pénètrent jusqu’au centre du duché d’Argyle, la route traverse un pays d’un aspect désolé, coupé de torrens et dominé par d’arides collines couvertes de bruyères, ou par des montagnes rocheuses. En quittant Arroquhar et en tournant l’extrémité nord du Loch-Long, un de nos compagnons écossais nous fit remarquer une colline qui dominait toutes les autres. — À quoi trouvez-vous que ressemble cette montagne ? nous dit-il avec l’air de satisfaction d’un homme qui a quelque étonnante nouvelle à vous apprendre. — À une montagne, parbleu. — Nullement, cette montagne, dans son ensemble, a quelque chose de l’aspect d’un cordonnier assis et à l’ouvrage ; aussi l’appelle-t-on the Cobler (le cordonnier). J’ouvris de grands yeux, mais, quelle que fût ma bonne volonté, je ne pus rien découvrir, dans l’amas de roches qui se dressait devant moi, qui rappelât, même confusément, l’aspect d’un cobler. La montagne, de son côté, ne se mettait guère en frais pour justifier son nom, car nous la tournâmes sur trois faces, et de ces trois côtés elle ne se montrait que sous la forme d’un gros pain de sucre écorné. Nulle apparence de tête, de bras ni de jambes ; je ne sais si le pauvre Cobler était mieux bâti autrefois, mais aujourd’hui il est terriblement mutilé. Il est vrai que, planté comme il est à la limite de ces lacs étroits dans lesquels s’engouffrent les vents de mer, les élémens lui font une guerre terrible.

Nous avions perdu de vue depuis une heure le tronc dépouillé du Cobler, quand nous arrivâmes au sommet d’un petit col sauvage où l’on a placé un banc de pierre avec cette inscription : « Rest-and-be-thankful ; repose-toi et sois reconnaissant. » Nous nous reposâmes, et tandis que nous étions assis, on nous raconta que ce banc avait été dressé par les soldats du général Wade, à l’époque où ils ouvraient, dans cette contrée sauvage, qu’on appelle le Glen-Croë, la route militaire que nous parcourions. De ce banc à Kinglass

  1. Ce poisson sans nageoires n’est autre chose que la couleuvre des étangs, coluber natrix. On la mange comme l’anguille.