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L’USCOQUE.

de Giovanna. La situation de cette demeure bâtie sur les flots, et pour ainsi dire dans les vents, le bruit lugubre de la mer et les sifflemens du sirocco qui commençait à s’élever, l’espèce de malaise qui régnait sur le visage des serviteurs, depuis que le maître était dans le château, tout contribuait à rendre cette scène étrange et pénible pour Ezzelin. Il lui semblait faire un rêve, et cette femme qu’il avait tant aimée, et que le matin même il s’attendait si peu à revoir, lui apparaissant tout d’un coup livide et défaillante, dans tout l’éclat d’un habit de fête, lui fit l’effet d’un spectre.

Mais le visage de Giovanna se colora, ses yeux brillèrent, et son front se releva avec orgueil, lorsque Orio entra dans la salle, d’un air franc et ouvert, paré, lui aussi, comme aux plus beaux jours de ses galans triomphes à Venise. Sa belle chevelure noire flottait sur ses épaules, en boucles brillantes et parfumées, et l’ombre fine de ses légères moustaches, retroussées à la vénitienne, se dessinait gracieusement sur la pâleur de ses joues. Toute sa personne avait un air d’élégance qui allait jusqu’à la recherche. Il y avait si long-temps que Giovanna le voyait les vêtemens en désordre, le visage assombri ou décomposé par la colère, qu’elle s’imagina ressaisir son bonheur, en revoyant l’image fidèle du Soranzo qui l’avait aimée. Il semblait en effet vouloir, en ce jour, réparer tous ses torts ; car, avant même de saluer Ezzelin, il vint à elle avec un empressement chevaleresque, et baisa ses mains à plusieurs reprises, avec une déférence conjugale mêlée d’ardeur amoureuse. Il se confondit ensuite en excuses et en civilités auprès du comte Ezzelin, et l’engagea à passer tout de suite dans la salle où le souper était servi. Lorsqu’ils furent tous assis autour de la table, qui était somptueusement servie, il l’accabla de questions sur l’événement qui lui procurait l’honorable joie de lui donner l’hospitalité. Ezzelin en fit le récit, et Soranzo l’écouta avec une sollicitude pleine de courtoisie, mais sans montrer ni surprise, ni indignation contre les pirates, et avec la résignation obligeante d’un homme qui s’afflige des maux d’autrui, sans se croire responsable le moins du monde. Au moment où Ezzelin parla du chef des pirates qu’il avait blessé et mis en fuite, ses yeux rencontrèrent ceux de Giovanna. Elle était pâle comme la mort, et répéta involontairement les mêmes paroles qu’il venait de prononcer : « Un homme coiffé d’un turban écarlate, et dont une énorme barbe noire couvrait presque entièrement le visage !… C’est lui ! ajouta-t-elle, agitée d’une secrète angoisse, je crois le voir encore ! » Et ses yeux effrayés, qui avaient l’habitude de consulter toujours le front d’Orio,