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lorsqu’il vit la dame, auprès de la porte, relever la barbe de son masque, et Pippo lui donner un baiser d’adieu, il s’avança sans bruit et prêta l’oreille.

— Ne m’avais-tu jamais remarquée ? demandait gaiement Béatrice.

— Si, répondit Pippo, mais je ne connaissais pas ton visage ; toi même, sois-en sûre, tu ne te doutes pas de ta beauté.

— Ni toi non plus ; tu es beau comme le jour, mille fois plus que je ne le croyais. M’aimeras-tu ?

— Oui, et long-temps.

— Et moi toujours.

Ils se séparèrent sur ces mots, et Pippo resta sur le pas de sa porte, suivant des yeux la gondole qui emportait Béatrice Donato.

VI.

Quinze jours s’étaient écoulés, et Béatrice n’avait pas encore parlé du projet qu’elle avait conçu. À dire vrai, elle l’avait un peu oublié elle-même. Les premiers jours d’une liaison amoureuse ressemblent aux excursions des Espagnols, lors de la découverte du Nouveau-Monde. En s’embarquant, ils promettaient à leur gouvernement de suivre des instructions précises, de rapporter des plans, et de civiliser l’Amérique ; mais, à peine arrivés, l’aspect d’un ciel inconnu, une forêt vierge, une mine d’or ou d’argent, leur faisaient perdre la mémoire. Pour courir après la nouveauté, ils oubliaient leurs promesses et l’Europe entière, mais il leur arrivait de découvrir un trésor ; ainsi font quelquefois les amans.

Un autre motif excusait encore Béatrice. Pendant ces quinze jours, Pippo n’avait pas joué, et n’était pas allé une seule fois chez la comtesse Orsini. C’était un commencement de sagesse ; Béatrice, du moins, en jugeait ainsi, et je ne sais si elle avait tort ou raison. Pippo passait une moitié du jour près de sa maîtresse, et l’autre moitié à regarder la mer, en buvant du vin de Samos, dans un cabaret du Lido. Ses amis ne le voyaient plus ; il avait rompu toutes ses habitudes, et ne s’inquiétait ni du temps, ni de l’heure, ni de ses actions ; il s’enivrait, en un mot, du profond oubli de toutes choses que les premiers baisers d’une belle femme laissent toujours après eux ; et peut-on dire d’un homme, en pareil cas, s’il est sage ou fou ?

Pour me servir d’un mot qui dit tout, Pippo et Béatrice étaient faits l’un pour l’autre. Ils s’en étaient aperçus dès le premier jour,