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permet de maintenir ses transactions gigantesques. Le peuple applaudit avec transport à cette guerre acharnée. Il sent que la rude main de Jackson a saisi corps à corps son plus dangereux adversaire ; il devine que la banque est le germe d’une bourgeoisie qui cherche à s’étendre, et qui pourrait bientôt réclamer la prépondérance par le droit de l’intelligence unie à la fortune. Le peuple a l’instinct de l’avenir, et cet avenir l’inquiète. La démocratie tremble, en Amérique, devant la classe moyenne, au même titre que celle-ci fait trembler l’aristocratie en Europe.

Voulons-nous voir, en effet, la contre-partie de ce tableau ? Étudions ce qui se passe à nos portes. À Bruxelles, la Société générale pour favoriser l’industrie, à laquelle la Belgique doit ses merveilleux progrès, est en butte à des imputations non moins vives que la banque des États-Unis. Les injures des meetings américains contre M. Biddle ne le cèdent certainement pas, sauf la grossièreté populaire, aux attaques dirigées contre M. de Meeus. Mais ici c’est l’aristocratie terrienne qui se porte accusatrice, c’est elle qui, se sentant compromise, se trouble et se défend. Enfin, comme pour mieux constater la tendance juste-milieu de l’industrie, il se trouve que le parti démocratique s’associe chez nos voisins à ses plus implacables adversaires, pour attaquer, à feu croisé, la Société générale. Ainsi, sur cet étroit théâtre, on voit en présence, dans une question purement financière, les trois partis qui se disputent l’avenir des deux mondes[1].

La question qui préoccupe l’aristocratie belge et la démocratie américaine se reproduit sous des aspects divers chez tous les peuples de l’Europe. L’avénement politique du travail déjà consommé ou prêt à l’être est le fait dominant du siècle, soit qu’il

  1. Qu’on veuille bien ne pas prendre ces observations pour une accusation directe contre l’aristocratie belge, et n’y pas trouver un blâme jeté sur la conduite prudente du gouvernement. Le roi Léopold a compris qu’il valait mieux, à tout prendre, laisser la Société générale à elle-même et passer quelque chose au repoussement de l’opinion dominante, que de se séparer du parti catholique territorial, le seul qui puisse fonder une véritable nationalité belge, si cette nationalité est possible. Ce parti, de son côté, a promptement senti que ce qu’il y avait d’essentiellement cosmopolite dans l’influence financière était une source de graves dangers pour un état dont l’avenir est précaire et les fondemens mal assurés. Il repousse la Société générale par le même motif qui lui fait repousser l’imitation des formes et l’influence des idées françaises. Pour lui, les banquiers sont des propagandistes anti-nationaux. Peut-être a-t-il raison ; mais c’est se placer sur un terrain bien difficile à conserver en plein xixe siècle.