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LES CÉSARS.

dont l’aristocratie concentrait plus puissamment que toute autre les forces de la société autour d’elle, chez qui les égoïsmes partiels étaient aussi plus puissans, et surtout celui de la famille ; Rome, en s’étendant à l’excès, laissa échapper la maille première de ce réseau si serré, et relâcha en elle-même tous les liens de l’égoïsme national, comme elle les brisait chez les autres peuples. Ainsi la vieille base de la société païenne fut rompue ; le monde antique n’eut plus l’appui vicieux, mais l’appui sur lequel il reposait, et de là son agonie de quatre siècles.

Mais en même temps tout égoïsme de société se brisait en égoïsmes individuels. Ce que la philosophie enseignait était trop vague, trop dépourvu de base ; ce que la religion contait, trop mélangé et trop puéril, pour qu’il en pût naître quelque lien puissant entre les hommes. La famille elle-même qui était, pour les anciens, plutôt une rigoureuse et politique unité qu’une sainte, naturelle et affectueuse association, la famille n’avait plus même assez de puissance pour maintenir ses liens. Personne ne tenait plus à personne. Il y avait complète dissociation. Cette absence de toute union, cet anéantissement de tous les rapports, même de famille, est horriblement prouvé dans Tacite. Nous n’avons pas idée de cette époque ; tout ce que nous nous figurons d’individualisme, de relâchement social, n’est rien auprès de cela, et la preuve, à mes yeux, c’est l’unité même, mais l’unité excessive du pouvoir.

Ainsi tout le monde étant divisé, tout le monde était faible, et dès-lors tout le monde avait peur. Voilà tout le secret de cette époque. Chacun se sentait sans appui. Dans une telle situation, celui qui attaque le premier a un ascendant terrible ; il fait acte de force, tandis que chacun sent sa faiblesse. Chacun alors ne songe qu’à soi, se voit d’avance seul à seul contre cet ennemi, lui timide contre cet audacieux, lui faible contre ce fort ; il ne pense qu’à rester coi, à faire sa paix, à se sauver aujourd’hui ; viendra demain ce que pourra. Ainsi le premier attaqué reste seul, tout l’abandonne. Telle était cette époque. Tacite nous le dit ; la terreur était venue briser de force toutes les relations humaines. Nul ne songeait que son tour allait venir ; on ne défendait pas autrui, on n’était pas défendu. Ce sentiment vulgaire qui nous porte à éteindre le feu pour qu’il ne gagne pas jusqu’à nous, cédait à la peur du moment présent. Je ne dirai pas la charité désintéressée, la charité chrétienne, mais l’égoïsme solidaire, l’égoïsme garde national, celui qui secourt les autres pour en être secouru à son tour, eût été alors une vertu sublime.

Il ne faut pas s’étonner de la puissance et de l’universalité de cette