Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 5.djvu/640

Cette page a été validée par deux contributeurs.
636
REVUE DES DEUX MONDES.

châtel. Toute liberté fut laissée à celui-ci par ses collègues, mais il refusa d’accepter le ministère des finances ou tout autre ministère dans la nouvelle combinaison. M. Thiers comprit toute la valeur de ce fait, et il se tourna ailleurs ; nous ne saurions dire où.

Il semble que ce soit vers la gauche ; mais si sa démarche était franche, M. Thiers trouverait au-dessus de lui des obstacles à cette conversion. D’abord, la gauche accepterait-elle une alliance avec la Russie, compliquée des chances d’une rupture avec l’Angleterre, dans le cas d’une guerre d’Orient ; l’alliance russe avec tout ce qui s’y rattache, l’abandon absolu, même moral, de la Pologne, la sainte-alliance, la compression violente de tous les principes qui pourraient l’inquiéter, tout 1815 enfin avec son cortége de frayeurs et d’humiliations ? Le moyen, s’il vous plaît, de rattacher cette alliance aux principes de l’homme d’état de juillet ! C’est là cependant la base du ministère de M. Thiers ; c’est la pensée qui l’a porté au ministère des affaires étrangères, et qui a causé tant de démarches, tant de pas et de visites à Mme la princesse de Lieven et à Mme la duchesse de Dino ; car le ministère populaire de M. Thiers a été édifié par les mains blanches et aristocratiques de ces deux nobles dames. Il y a deux mois environ, une entrevue eut lieu pour la première fois entre Mme la princesse de Lieven et M. Thiers à un dîner donné tout exprès par M. de Werther, ambassadeur de Prusse. La princesse et l’ambassadeur firent valoir avec beaucoup de sens et d’esprit à M. Thiers la force qu’il tirerait, pour ses vues, de leur alliance, les appuis qu’elle lui donnerait en Europe, le pas de géant qu’il ferait dans l’aristocratie, la facilité qu’il aurait à s’emparer du ministère des affaires étrangères, qui le séduisait tant ; on s’appuya de l’autorité de M. de Talleyrand, qui, depuis son retour de Londres, a cessé d’être enthousiaste de l’alliance anglaise, et qui garde d’ailleurs une rancune profonde au cabinet anglais actuel. On ne parla pas sans doute de la joie qu’éprouverait M. de Talleyrand à marier, non pas seulement l’Autriche et la Russie avec la France, mais la fille de Mme de Dino avec le prince Esterhazy. Peu de jours après, la princesse dîna pour la première fois chez M. Thiers. Ce dîner fut une affaire ; on avait tant parlé de Mme de Lieven, on avait tant remarqué son absence aux soirées du ministère de l’intérieur ! Ce fut un triomphe. L’appétit prodigieux de Mme la princesse de Lieven, qui a passé en proverbe en Angleterre et en Russie, fut admiré comme un excès de bonnes manières qu’on s’efforça d’imiter ; et depuis ce temps. M. Thiers eut des relations suivies avec ce diplomate célèbre. Au bal de M. Dupin, on a remarqué que Mme de Lieven s’était emparée de Mme Thiers, tandis que M. de Pahlen escortait le nouveau président du conseil. Ce sont là de vulgaires détails, mais ils servent à caractériser les faits.