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THOMAS MORUS.

les interlocuteurs n’étaient pas du goût de Colet, on faisait une lecture que chacun écoutait en silence, et qui dispensait le doyen de parler. Du reste, très tolérant pour les opinions ; il l’était moins pour les fautes de langage, et on le choquait presque plus par des solécismes que par des hérésies. Morus était le convive et l’interlocuteur de prédilection de Colet, parce que sur le double point de la doctrine et du langage, il partageait toutes ses croyances de chrétien et tous ses scrupules de latiniste.

Mais le doyen de Saint-Paul faisait de fréquentes absences : il avait, à quelques milles de Londres, une maison de campagne où il s’allait reposer des fatigues de son décanat. Tant que durait cette séparation, Morus était ressaisi par toutes ses tentations, et recommençait la terrible lutte de l’esprit et de la chair. « Jusqu’ici, écrivait-il à son maître alors absent, en suivant vos pas je me suis échappé de la gueule du lion. Aujourd’hui, comme une autre Eurydice, — mais avec cette différence qu’Eurydice resta dans le Tartare, parce qu’Orphée avait tourné la tête pour la voir, tandis que moi je suis dans le même danger, parce que vous ne tournez pas la tête pour me regarder, — je retombe, poussé par une force et une nécessité irrésistibles, dans la sombre obscurité d’où vous m’avez tiré. Car, je vous prie, qu’y a-t-il dans cette ville qui porte un homme à bien vivre, mais, tout au contraire, qui ne le fasse reculer, et qui ne précipite dans toutes sortes de vices celui qui serait disposé à gravir, avec mille efforts, la montagne escarpée de la vertu ? Que rencontre-t-il sur son chemin, si ce n’est l’amour hypocrite et le mielleux poison de la flatterie : ici la haine cruelle, là des querelles et des plaidoiries, çà et là des tavernes, des bouchers, des cuisiniers, des marchands de poisson, de volailles et de pâtisserie, qui ne pensent qu’à remplir nos ventres et à servir le prince de ce monde qui est le diable ?

« Oui, les maisons elles-mêmes nous privent d’une partie de la lumière du ciel, en réduisant le cercle de notre horizon à la hauteur de leurs toits. C’est pour cela que je vous pardonne de grand cœur votre séjour à la campagne ; vous y trouvez du moins une société de bonnes gens, purs de tout l’artifice des habitans des villes. Partout où vos yeux se reposent, la terre vous offre des aspects agréables ; la douce température de l’air rafraîchit vos sens ; et la libre vue du beau ciel vous enchante : vous ne voyez que les