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REVUE DES DEUX MONDES.

Comment je me trouvai dans cette âpre forêt,
C’est ce que ma mémoire avec peine dirait
Tant mon œil était clos par des ombres funèbres[1]
Quand je perdis ma route au milieu des ténèbres.
Hors du bois qui m’avait si fort épouvanté[2],
Au pied d’une montagne enfin je m’arrêtai,
Et, regardant, je vis que le phare sublime
Qui nous guide ici-bas s’allumait à sa cime,
Et, tandis qu’à ses flancs la nuit luttait encor,
Aux épaules du mont jetait son manteau d’or.
Alors s’évanouit cette crainte profonde
Qui du lac de mon cœur avait tourmenté l’onde,
La nuit que je passai dans un effroi si grand ;
Et pareil au nageur, à peine respirant,
Qui sort des flots, s’arrête, et regarde en démence
La mer que l’ouragan bat de son aile immense ;
Ainsi se retournant dans sa fuite, mon cœur
Regardait en arrière ; et, timide vainqueur,
Mesurait d’un regard stupide d’épouvante
Ce pas dont ne sortit jamais ame vivante[3].
Ayant donc pris haleine, et me sentant moins las,
M’affermissant toujours sur le pied le plus bas,
Je me mis à gravir la côte inhabitée ;
Mais, à peine j’étais au tiers de la montée,
Qu’une panthère, au poil de noir tout moucheté[4],


  1. Par ces ombres funèbres qui pressaient sa paupière, le poète veut peindre la véhémence des passions et l’enivrement des plaisirs, auxquels ses ennemis l’ont accusé de céder avec la facilité d’un homme d’imagination. Il est à remarquer pourtant que ce sont les deux premiers poètes de cette Italie toute sensuelle, qui nous ont laissé les deux types les plus purs de l’amour de l’ame, Béatrix et Laure.
  2. Sorti enfin du sommeil de l’erreur et du délire des passions, Dante aperçoit la montagne à la cime de laquelle est situé le palais de la Sagesse, et qui lui apparaît éclairée des rayons du soleil qui représente Dieu sur la terre.
  3. C’est-à-dire cet âge des passions, qui laisse si rarement l’ame venue du ciel retourner pure au ciel.
  4. Il est probable que les trois animaux que le poète rencontre, symbolisent les passions qui ferment à l’homme la voie du ciel. S’il faut en croire les commentateurs, la panthère, avec sa peau brillante et ses mouvemens lascifs, représenterait la