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REVUE. — CHRONIQUE.

Jamais la Russie n’a marché si directement à l’accomplissement de ses projets. Déjà elle a détruit le royaume de Pologne ; l’Europe, où l’on parle tant aujourd’hui des traités de 1815, ne pouvait l’empêcher, pas plus qu’un berger ne pourrait empêcher la mort d’un agneau qu’il confierait à la garde d’un loup ; mais la seule réserve que les puissances européennes pouvaient faire pour leur dignité personnelle, elles n’ont pas eu le courage de la faire. L’abolition du titre du royaume de Pologne n’a pas été l’objet d’un congrès ; à peine si quelques notes secrètes ont apporté à Saint-Pétersbourg de faibles et timides protestations ; et pendant ce temps, M. Sébastiani annonçait à l’Europe, du haut de la tribune française, que l’ordre régnait à Varsovie. Étonnez-vous donc maintenant que l’empereur Nicolas se plaigne que vous troublez l’ordre établi, et dise que vous avez cessé d’être les défenseurs de l’ordre public en Europe, vous qui avez répété sans indignation les paroles que nous citions tout-à-l’heure, et qui vont être récompensées demain, en la personne de M. Sébastiani, par un bâton de maréchal de France ! Est-ce la faute de l’empereur Nicolas, si votre marche politique s’accommode et se soutient de contradictions si flagrantes ? Sa marche à lui ne change pas. L’ordre qu’il a établi dans Varsovie, à coups de sabre et à coups de canon, au temps où vous annonciez l’établissement de cet ordre, comme une bonne nouvelle, cet ordre dure encore à cette heure, et l’empereur Nicolas est aussi fermement décidé à le maintenir qu’il l’était alors. Je ne sais si les traités de 1815 lui défendent de faire ce qu’il exécute aujourd’hui à la face de l’Europe qui les a signés ; mais ce que je sais, c’est que votre main complaisante avait effacé une partie de ces traités avant que sa main violente ne les eût déchirés tous ; et tout bien considéré, le silence que le discours du trône a gardé sur la Russie, est d’une bonne politique. Si la Russie n’avait pu répondre que par une guerre, il eut été digne de la France de parler sans crainte ; mais la Russie a une meilleure réponse à faire, et il ne serait pas prudent de s’exposer aux logiques et accablantes explications que pourrait nous donner le cabinet de Saint-Pétersbourg.

Heureusement pour la France, le ministère actuel n’est pas chargé seul de défendre la cause de l’Europe contre la hauteur asiatique de la Russie ; cette cause regarde aussi l’Autriche et l’Angleterre, mais l’Angleterre surtout, à qui lord Durham a d’étranges comptes à rendre au sujet de sa mission. On a parlé d’altercations entre l’empereur et lord Durham. Tout le monde sait maintenant qu’il n’y a pas eu d’altercations ; mais lord Durham demandait l’évacuation des deux principautés de Moldavie et de Valachie, et l’empereur a fait aussitôt passer quelques milliers de Russes de plus dans ces deux principautés ; l’ambassadeur anglais insistait particulièrement sur l’abandon de la forteresse de Silis-