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DE LA CRITIQUE FRANÇAISE.

dessus de la vérité. Il ne se dit jamais : Est-il utile de blâmer ? est-il sage d’approuver l’ouvrage que j’ai sous les yeux ? serait-il bien à moi d’encourager cette voix qui n’a pas encore d’auditoire, d’appeler la foule à cet enseignement qui n’est pas encore populaire ? ne serait-ce pas justice d’appeler la gloire sur ce jeune front ? n’y a-t-il pas dans ce poème des pensées profondes, mais inusitées, que l’œil vulgaire ne peut atteindre, qui ne vont pas au-devant des applaudissemens, et qu’il faut interpréter pour les faire valoir ? Non, mais il se dit : Qui verrai-je ce soir ? la famille et les amis de l’auteur. Ménageons-le, car il ne faut se brouiller avec personne. Parler franchement, c’est se condamner à vivre seul ; il ne voudrait pas rencontrer dans un salon une figure embarrassée à son approche. Il se gardera bien de donner à sa pensée une expression offensive. Aussi, voyez quelle portée dans ses remarques ! Sa parole traverse en tous sens la trame du livre qu’il analyse, comme la navette les mailles d’un filet. Il se place devant sa tâche sans ardeur, sans colère ; il ne fait grâce au lecteur ni de l’exposition, ni des épisodes qui suspendent la fable avant de la nouer. Il suit pas à pas le pélerinage entier de l’auteur. Jamais il ne se hasarde à penser par lui-même : il y a trop de danger dans la personnalité ; il se borne au rôle de rapporteur, mais il l’accomplit sans réserve et tout entier ; il dresse le procès-verbal complet, l’inventaire exact, le dénombrement religieux des idées confiées à sa vigilance. S’il rend compte d’une pièce, il n’omettra pas une entrée, pas une sortie ; il décrira la décoration et le costume ; il racontera le drame entier, acte par acte, scène par scène. Comme une cire obéissante, il prendra fidèlement l’empreinte du spectacle sur lequel il a superposé son intelligence.

Mais ne lui demandez pas s’il a pris plaisir à ce qu’il raconte ; ne lui demandez pas s’il approuve ou s’il blâme les ressorts employés par le poète, si l’action lui a paru vraisemblable ou forcée. À de pareilles questions, il ne saurait que répondre ; ou s’il avait réponse, par prudence il se tairait.

Quelquefois sa hardiesse va jusqu’à exprimer l’étonnement ; on le surprend à s’écrier : Ceci est vraiment singulier, je ne connais rien de pareil dans l’histoire littéraire de notre pays. J’ai beau repasser dans ma mémoire tous les précédens poétiques enregistrés par les