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de la plus vive reconnaissance pour Can Grande. Mais le jour vint, pour l’exilé, de rabattre quelque chose de tout cela.

L’indépendance et la fierté n’étaient pas les qualités que le seigneur de Vérone prisait le plus dans ceux auxquels il faisait du bien, et il n’était pas au pouvoir de Dante d’être obséquieux et complaisant pour qui que ce fût au monde. En se connaissant mieux, le guerrier et le poète se refroidirent peu à peu l’un pour l’autre, et celui-ci finit par rejeter comme un joug, l’hospitalité du premier.

Pétrarque, qui, ayant passé ses dernières années dans une portion de l’Italie où Dante avait laissé de nombreux souvenirs, put aisément recueillir sur son compte diverses anecdotes piquantes, nous en a conservé une qui fait assez bien comprendre la situation de l’exilé florentin à la cour de Vérone, et les motifs de sa rupture avec Can Grande.

« Dante Alighieri, mon concitoyen, dit Pétrarque, fut un homme très éminent dans l’éloquence vulgaire, mais d’humeur trop scabreuse et trop libre de propos, pour être agréable à la vue et aux oreilles délicates des princes de notre temps. Ayant été exilé de sa patrie, il se retira chez Can Grande, qui était alors la consolation et le refuge de tous les malheureux. Il fut d’abord traité honorablement, mais il ne tarda pas à se mettre bientôt et de plus en plus à l’écart, et à moins plaire à son patron.

« Il y avait à cette même cour des jongleurs, des bouffons de toute espèce, parmi lesquels il s’en trouvait un d’autant plus agréé, comme il arrive d’ordinaire, qu’il était plus effronté, plus obscène en gestes et en paroles. Can Grande, supposant bien que Dante ne goûtait guère le précieux bouffon, fit amener ce dernier devant lui, et, en ayant fait un magnifique éloge, se tourna vers Dante : — « Je m’étonne, lui dit-il, que ce bouffon, ignare et fou comme il est, sache pourtant nous plaire et se faire chérir de nous tous, tandis que toi, que l’on dit si savant, tu n’en peux faire autant. » — « Tu ne serais nullement émerveillé de cela, lui répondit Dante, si tu savais que l’amitié se fonde sur la parité des mœurs et de l’esprit. »

On ne saurait dire où Dante se retira en quittant Can della Scala ; mais c’est probablement à l’époque qui suivit immédiatement cette retraite, qu’il faut rapporter les traditions plus ou moins expresses qui parlent de son séjour en divers lieux de la haute ou moyenne Italie, à Agubbio, chez Bosone de’ Gabrielli ; dans le Frioul, et particulièrement à Udine, chez Pagano della Torre, patriarche d’Aquilée, et chez d’autres encore qu’il importe peu de nommer, dès l’instant où l’on ne peut pas dire ce qu’ils firent pour l’exilé. Tout ce que nous pouvons conclure de ces changemens si fréquens d’asile et de patrons, c’est que le pauvre Dante se