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DE L’ALLEMAGNE DEPUIS LUTHER.

le déguisement des locutions d’usage. Ce n’est pas la pensée qu’il censure, c’est la parole. Que le déisme fût ruiné dans le monde des penseurs allemands, c’était, comme je l’ai déjà dit, le secret de tout le monde, secret qu’il ne fallait pourtant pas crier sur la place publique. Goëthe était aussi peu déiste que Fichte, car il était panthéiste ; mais des hauteurs du panthéisme, Goëthe pouvait voir mieux qu’un autre l’inconsistance ridicule de la philosophie de Fichte, et cela arrachait un sourire à ses gracieuses lèvres. Quant aux juifs, et tous les déistes le sont en fin de compte, la doctrine de Fichte était pour eux une abomination ; aux yeux du grand païen, elle n’était que folie. Le grand païen est en effet le nom qu’on avait donné en Allemagne à Goëthe. Pourtant ce nom n’est pas tout-à-fait juste. Le paganisme de Goëthe est singulièrement modifié. Sa vigoureuse nature païenne se manifeste dans sa conception claire et pénétrante de tous les faits extérieurs, de toutes les couleurs, de toutes les formes ; mais le christianisme lui a conféré en même temps une intelligence plus profonde ; le christianisme l’a initié, malgré sa répugnance, dans les secrets du monde des esprits. Goëthe, lui aussi, avait bu le sang du Christ, et c’est ce qui lui fit entendre les voix les plus secrètes de la nature, semblable à Siegfried, héros des Nibelungen, qui comprit la langue des oiseaux, aussitôt qu’une goutte du sang du dragon mourant eut mouillé ses lèvres. C’est une chose remarquable que cette nature païenne de Goëthe toute saturée de notre sentimentalité chrétienne, que ce marbre antique, animé de pulsations modernes ; que ces souffrances du jeune Werther qu’il éprouva aussi vivement que les joies d’un dieu de la vieille Grèce. Le panthéisme de Goëthe est donc très différent de celui des païens. Pour résumer mes idées, Goëthe était le Spinosa de la poésie ; tous ses écrits sont animés du même souffle qui nous frappe quand nous lisons les œuvres de Spinosa. L’hommage que Goëthe rendit à la doctrine de Spinosa ne peut être l’objet d’un doute. Au moins s’en occupa-t-il pendant toute sa vie : au commencement de ses Mémoires, comme dans le dernier volume qui vient de paraître, il l’a reconnu avec une franchise toujours égale. Je ne sais plus où j’ai lu que Herder, impatienté de le voir continuellement occupé de Spinosa, s’écria un jour : « Si Goëthe pouvait une fois prendre un