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LE PAYS DE TRÉGUIER.

L’étrangeté, le désordre, la hardiesse charmante des constructions gothiques ont fait place à une espèce de régularité contournée qui sent le traitement orthopédique. On voit qu’un architecte-voyer a passé par là, coudoyant les vieilles rues tortueuses pour les redresser, crépissant et rebadigeonnant les antiques édifices. On a même bâti quelques lignes de hautes murailles qui sont percées de rectangles vitrés, et que l’on appelle des façades ; ce sont les beaux quartiers de la ville. Il y a, en outre, deux promenades bien taillées au ciseau, avec une statue de Tuffau à chaque bout, et qui s’appellent, je présume, cours Louis-Philippe ou cours d’Orléans. Du reste, tous les habitans vous diront que depuis trente ans la ville s’est considérablement embellie. Pour peu que les progrès de notre civilisation ne s’arrêtent pas, avant deux siècles Saint-Brieuc sera régulier comme un alexandrin et formera le plus pittoresque damier de moëllon que l’on puisse concevoir.

Quant à Châteaulaudrin, c’est tout autre chose.

Lorsque vous voyagerez par la diligence de Bretagne, à la seconde poste après Saint-Brieuc, ouvrez la portière et regardez autour de vous.

Ce sera la nuit. Vous vous trouverez au milieu d’une sorte de longue place bordée de grandes maisons sombres. Toutes les fenêtres seront closes par de larges volets. Pas une lumière, pas un murmure de voix ! En regardant aux seuils, vous verrez que l’herbe les tapisse ; nul bruit de pas ne retentira dans les rues abandonnées.

Mais, au bout de la place, derrière vous, il y aura une grande église tout illuminée ; vous sentirez un air frais et humide vous frapper le visage, et au-dessus de votre tête, vous entendrez un sourd clapottement mêlé au bruissement d’une chute d’eau.

Cette ville morte, c’est Châteaulaudrin ; ce murmure étrange est le bruit de l’étang immense qui la domine et la menace sans cesse. Elle est là comme Naples sous son volcan, avec la mort pour oreiller.

Il y a soixante ans (c’était le 13 août 1773, nombre doublement fatal !), la plus grande des maisons de cette place était magnifiquement éclairée. Les rires et les sons des instrumens sortaient par bouffées des fenêtres entrouvertes. Il y avait bal. À la porte, une