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le besoin de repos, n’ayant pas dormi depuis trois jours. Cependant, avant d’éteindre ma lampe, je m’agenouillai devant le crucifix ; alors mes yeux se fermèrent, ma tête s’inclina sur ma poitrine, et commença l’extase de la prière. Soit que le devoir que je venais de remplir auprès de vous m’eût sanctifiée, ô mon père ! soit que l’ange pressentant ma chûte fît tous ses efforts pour m’emporter vers Dieu, ma prière fut bienheureuse, et je ne m’étais jamais élevée aussi haut dans la béatitude. Je voyais comme en rêve le divin martyr cloué sur la croix ; à ses pieds les femmes se désolaient : ô miracle ! j’étais moi-même une de ces femmes. Marie et Madeleine me disaient : Sainte Anne, regardez donc le sang qui coule de ses pieds, regardez le sang qui coule de ses mains, le sang qui coule de son front. Mais moi, je ne voyais rien de tout cela, tant ma face était attachée à la plaie ouverte à son flanc, et les yeux pleins de larmes, la voix pleine de sanglots, je me frappais le sein en criant : Mon père ! mon père ! Alors les femmes saintes me disaient : Jésus est notre époux. Sœur Anne, pourquoi donc l’appeler ton père ? Et moi, sans les écouter, je tendais les mains vers la blessure et continuais toujours criant : Mon père ! mon père ! Je m’éveille enfin ; Madeleine, Marie, et toi, Jésus, à mon secours ! il était là qui me regardait prier.

Quand un enfant regarde le soleil pour la première fois, tant de clarté l’inonde, qu’il ferme les yeux et pleure ; mais si l’ardent rayon pénètre en lui, malgré la chair de ses paupières, la vie et la chaleur se répandent en ses veines, et tout ému, les bras ouverts, il tend vers l’astre divin et semble dire : À toi, soleil, je t’appartiens, car tu viens de faire épanouir en moi comme une fleur mystérieuse dont j’ignorais encore le parfum. Ainsi je m’enfermai contre cet être miraculeux, cherchant à résister, mais en vain. Ange ou démon, j’étais à lui, je palpitais sous son regard comme un oiseau sous l’herbe, je ne voyais pas remuer ses ailes, mais je sentais qu’il allait m’emporter bien loin de la sphère des hommes. Je disais : Seigneur, Seigneur ! ah ! que ce soit votre ange et qu’il veuille le bien, car tout ce qu’il voudra, je le ferai. Malheureuse ! il voulut le mal, et ma perdition fut consommée entre deux signes de croix. Ah ! mon père, cela vous scandalise qu’une fille chrétienne se soit abandonnée ainsi. Je ne cherche pas à m’excuser,