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POÈTES FRANCAIS.

inévitable des rôles humains ; quand j’ai l’air de me plaire à la pure réalité, ce n’est pas que je me dissimule les misères et les petitesses de celle-ci ; ce n’est pas que je méconnaisse le mérite et la force des entreprises. En présence surtout de l’œuvre et de la vie de M. de Chateaubriand, j’ai senti combien il sied à la faculté puissante, au génie, d’enfanter de longues espérances, de se proposer de grands buts, d’épouser d’immenses causes. À trente ans, d’ordinaire, le premier cours naturel de la jeunesse s’affaiblit. À s’en tenir au point de vue de la stricte réalité, on sait déjà les inconvéniens de toute chose, le néant des amitiés, le revers des enthousiasmes, l’insuffisance des doctrines stoïques et altières. Si l’on demeure à ce point de vue stérile, il n’est aucune raison pour se remuer davantage, et l’on cesse toute action confiante et suivie à l’âge même où le génie déploie la sienne. Mais le génie, lui, invente ; il se suscite de magnifiques emplois. Pour remonter la vie à partir de ce point où le premier torrent de jeunesse ne pousse plus, il évoque, il embrasse dans son temps quelque vaste pensée religieuse, sociale, politique même, comme ces machines un peu artificielles à l’aide desquelles on remonte les grands fleuves. Il se crée une succession indéfinie d’espérances, d’efforts renaissans et de jeunesses. Qu’il atteigne ou non tel ou tel but en particulier, qu’importe ? Quand sa marche est loyale et fidèle à certaines règles, il ne faillit pas. Il enflamme derrière lui des émulations généreuses et des passions qui régénèrent ; il est pour beaucoup dans toutes les nobles pensées de ses contemporains et du jeune avenir.

Les Mémoires de M. de Chateaubriand, au point où ils en sont aujourd’hui, se composent de deux ensembles distincts. Le premier ensemble, dont la rédaction remonte à 1811 et s’achève en 1822, comprend les trente premières années de sa vie jusqu’en 1800. Le second ensemble, dont la rédaction est de 1833, comprend les deux voyages de M. de Chateaubriand à Prague, le voyage à Venise, les diverses relations avec la famille royale déchue, dans cette même année. L’illustre auteur s’occupe en ce moment, je pense, à compléter cette dernière partie de sa narration par l’histoire des deux ou trois années écoulées entre juillet 1830 et son premier départ pour Prague. Ces deux ensem-