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LE RENDEZ-VOUS.

— Ah, ma Julie ! tu ne me comprendrais pas !… répondit le père en soupirant.

— Dites toujours… reprit-elle en laissant échapper un mouvement de mutinerie.

— Eh bien ! mon enfant, écoute-moi : Les jeunes filles se créent souvent des images nobles et ravissantes, des figures idéales ; elles se forgent des idées chimériques sur les hommes, sur leurs sentimens, sur le monde ; puis, elles attribuent à leur insu toutes les perfections qu’elles ont rêvées à un caractère, et s’y confient ; elles aiment ou croient aimer cette créature imaginaire ; et, plus tard, quand il n’est plus temps de s’affranchir du malheur, la trompeuse apparence qu’elles ont embellie, l’amant enfin, se change en un squelette odieux.

Julie, j’aimerais mieux te savoir amoureuse d’un vieillard plutôt que de te voir aimée par le colonel. Ah ! si tu pouvais te placer à dix ans d’ici dans la vie, tu rendrais justice à mon expérience. Je connais Victor. Sa gaîté est une gaîté sans esprit, une gaîté de caserne. Il est sans moyens, dépensier. C’est un de ces hommes que le ciel a fabriqués pour prendre et digérer quatre repas par jour, dormir, aimer la première venue, et se battre. Il n’entend pas la vie. Son bon cœur, car il a bon cœur, l’entraînera peut-être à donner sa bourse à un malheureux, à un camarade ; mais il est insouciant, mais il n’est pas doué de cette délicatesse de cœur qui nous rend esclaves du bonheur d’une femme ; mais il est ignorant, égoïste… — Il y a beaucoup de mais.

— Cependant, mon père, il faut bien qu’il ait de l’esprit et des moyens pour avoir été fait colonel…

— Ma chère, Victor restera colonel toute sa vie… — Je n’ai encore vu personne qui m’ait paru digne de toi !… reprit le vieux père avec une sorte d’enthousiasme.

Il s’arrêta un moment, contempla sa fille, et ajouta :

— Mais, ma pauvre Julie, tu es encore trop jeune, trop faible, trop délicate pour supporter les chagrins et les tracas du mariage. D’Aiglemont a été gâté par ses parens, de