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LITTÉRATURE.

Quoique visiblement choqué de la comparaison, le père ne perdit pas de vue la circonstance où il se trouvait, et le mot échappé à l’interprète.

— Vous dites donc que ce sont des Européens qui doivent venir ? dit-il en regardant un peu en dessous la physionomie de l’étranger, que sa lampe et la clarté croissante du ciel éclairaient assez. Celui-ci, sans chercher à se cacher, s’approcha davantage.

— Oui, dit-il d’un ton sérieux et solennel ; oui, ce sont des Européens, des Européens sans pitié, sans foi, sans loi, sans mœurs, sans gouvernement régulier, plus barbares que les Bédouins et les Mamelouks. Voilà ce que j’ai à vous dire ; tenez-vous pour averti, et réfléchissez. J’ajoute à cela, une fois pour toutes, que si vous voulez quitter le pays, il y a à Cosséir un brick qui vous portera où vous voudrez.

— Quitter le pays ! dit le missionnaire avec chaleur. Ah ! mon fils, ce n’est pas à soixante-deux ans, quand on en a passé quarante à étudier la langue, le caractère et les usages d’un peuple que l’on songe à changer de pays, parce que ce pays change de maîtres. Et ne l’ai-je pas vu déjà en changer cinq fois ? N’ai-je pas vu Ibrahim, le premier qui renversa les pachas en 1746 ? N’ai-je pas vu le Cheik-el-Beled, le fameux Aly-Bey, qui se déclara sultan d’Égypte, prit la Mecque et battit toutes les troupes du grand-seigneur ? Cette main a touché celle de Dâher, son ami fidèle, en 1772 ; et j’ai été réduit à me cacher dans les tombes que vous voyez ici à Qournah, lorsque le brigand Mohammed lui succéda ; à présent je respire sous la protection de Mourâd et d’Ibrahim, les Mamelouks. Eh bien ! pourquoi notre Sauveur, qui m’a tiré de la dent des tigres, m’abandonnerait-il sous celle des loups ? J’accomplis son œuvre, je suis son soldat, son serviteur, et il ne délaissera pas celui dont les services remontent jusqu’au temps du révérend, et j’oserais même presque dire du bienheureux père Sicard.

— Vous avez raison, mon bon père, vous avez raison,