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ESQUISSES MORALES.

sées, dont l’entretien coûte fort cher aussi, pas assez encore, et qui ne pourraient être rayés que d’un budget vandale.

Mais, à côté du Théâtre-Français classique, je voudrais qu’on élevât un théâtre spécial pour la tragédie nouvelle, pour le drame historique ou poétique. L’un sous l’invocation de Racine, l’autre sous celle de Shakespeare (ce sont deux puissans dieux !), grandiraient parallèlement, en se prêtant le mutuel secours de leur rivalité. De cette manière, les poètes dans le goût ancien ne se plaindraient pas que les novateurs veulent usurper leur territoire, et les poètes dans le genre moderne n’auraient plus à dire que les autres leur prêtent la place de loin en loin et de mauvaise grâce. Ces deux théâtres, si différens et si égaux, auraient chacun son public, chacun ses partisans et ses détracteurs ; tant mieux, l’art vit de discussions, comme l’amour de querelles. Il y aurait deux camps ennemis peut-être, mais au moins les deux bannières seraient nobles et glorieuses. Jamais le nouveau genre tragique ne pourra prospérer ni même se montrer tout ce qu’il est que sur un théâtre ad hoc. Quand on joue ce soir un ouvrage dans telle manière, demain un ouvrage dans telle autre, et cela sur les mêmes planches, il en résulte une indécision funeste dans le goût du public et dans le jeu des acteurs, puis l’habitude et la routine finissent par l’emporter, et le nouveau ne paraît plus que bizarre. Avec un théâtre spécial, acteurs, auteurs, pièces et public, tout serait homogène. Chaque spectateur, en prenant son billet, saurait clairement ce qu’il va entendre : on n’arriverait plus pour juger le genre, mais seulement la manière dont il est traité. Alors les chutes et les succès seraient réellement des succès et des chutes. Un pareil théâtre deviendrait le rendez-vous de tout ce qui sent et comprend la haute poésie moderne dans toutes les classes de la société ; car le public artiste est prélevé sur bien des masses inertes, et la nature distribue le goût et l’instinct des arts comme elle fait de la beauté, sans s’informer du rang, de la fortune, ni même de l’instruction. Avec ses ressources dans la forte imagination