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dispersées, où le contact entre les différentes cellules sociales ne se faisait que rarement et difficilement, — à époques variables par les chemineaux, les frères quêteurs, les colporteurs, — plus régulièrement aux foires ou aux fêtes religieuses. Le rôle des colporteurs ou des vagabonds de tout ordre, voyageurs intermittents dont le passage échappait à toute prévision, était joué au front par les agents de liaison, les téléphonistes réparant leurs lignes, les observateurs d’artillerie, — tous gens d’importance, que les gradés interrogeaient avidement, mais qui frayaient peu avec les simples troupiers. Les communications périodiques, beaucoup plus importantes, étaient rendues nécessaires par le souci de la nourriture. L’« agora » de ce petit monde des tranchées, ce furent les cuisines. Là, une ou deux fois par jour, les ravitailleurs venus des différents points de l’avant se retrouvaient et bavardaient entre eux, ou avec les cuisiniers ; ceux-ci savaient d’ordinaire beaucoup, car ils avaient le rare privilège de pouvoir quotidiennement échanger quelques mots avec les conducteurs du train régimentaire, hommes heureux qui cantonnaient parfois à proximité des civils. Ainsi, pour un instant, autour des feux en plein vent ou des foyers des « roulantes » se nouaient, entre des milieux singulièrement dissemblables, des liens précaires. Puis les corvées s’ébranlaient par les pistes ou les boyaux et rapportaient vers les lignes, avec leurs marmites, les faux renseignements tout prêts pour une nouvelle élaboration. Sur une carte du front, un peu en arrière des traits entrelacés qui dessinent dans leurs détours infinis les premières positions, on pourrait ombrer de hachures une zone continue ; ce serait la zone de formation des légendes.

Somme toute une société très lâche, où les liaisons entre les divers éléments qui la composaient ne se faisaient que rarement et imparfaitement, non pas de façon directe, mais seulement par l’intermédiaire de certains individus presque spécialisés, telle nous apparaît ce que l’on pourrait appeler la société des tranchées. En cela aussi, comme en ce qui touche la prépondérance de la tradition orale, la guerre nous a donné l’impression de nous ramener vers un passé très reculé. Or il semble bien que cette constitution sociale ait singulièrement favorisé la création et l’expansion des fausses nouvelles. Des relations fréquentes entre les hommes rendent aisée la comparaison entre les différents récits et par là même excitent le sens critique. Au contraire, on croit fortement le