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capable de réfléchir sur elle ; mais elle était trop agréable pour qu’un esprit déprimé dans un corps lassé eût la force de ne l’accepter point. Le doute méthodique est d’ordinaire le signe d’une bonne santé mentale ; c’est pourquoi des soldats harassés, au cœur troublé, ne pouvaient le pratiquer.

Le rôle de la censure a été considérable. Non seulement pendant toutes les années de guerre elle a baillonné et paralysé la presse, mais encore son intervention, soupçonnée toujours alors même qu’elle ne se produisait point, n’a cessé de rendre incroyables aux yeux du public jusqu’aux renseignements véridiques qu’elle laissait filtrer. Comme l’a fort bien dit un humoriste : « l’opinion prévalait aux tranchées que tout pouvait être vrai à l’exception de ce qu’on laissait imprimer [1] ». D’où — en cette carence des journaux, à quoi s’ajoutait sur la ligne de feu l’incertitude des relations postales, médiocrement régulières et qui passaient pour surveillées — un renouveau prodigieux de la tradition orale, mère antique des légendes et des mythes. Par un coup hardi que n’eût jamais osé rêver le plus audacieux des expérimentateurs, la censure, abolissant les siècles écoulés, ramena le soldat du front aux moyens d’information et à l’état d’esprit des vieux âges, avant le journal, avant la feuille de nouvelles imprimée, avant le livre.

On a vu tout à l’heure comment un jour, par la vertu d’imaginations qu’avaient échauffées des récits d’espionnage, un bourgeois de Brême se mua en un espion, traîtreusement établi à Braisne. Où s’opéra d’abord cette transfiguration ? non pas précisément sur la ligne de feu, mais un peu plus loin de l’ennemi, dans les batteries, les convois, les cuisines. C’est de cet « arrière » relatif que le bruit reflua vers nous. Telle était la marche que suivaient presque toujours les fausses nouvelles. La raison en apparaît clairement : les fausses nouvelles ne naissent que là où des hommes venant de groupes différents peuvent se rencontrer. On ne saurait imaginer d’existence plus isolée que celle du soldat aux avant-postes, au moins pendant la guerre de position. Les individus, il est vrai, ne vivaient point seuls ; mais ils étaient répartis par petites fractions fort séparées les unes des autres. Se déplacer, c’était d’ordinaire risquer la mort ; d’ailleurs le soldat n’avait point le droit de bouger sans ordre. L’histoire a dû connaître des sociétés ainsi

  1. Pierre Chaine, Les Mémoires d’un Rat, p. 61, cité par Graux, II, p. 277, n. 1.