Page:Revue de synthèse historique, Tome 33, 1921.djvu/34

Cette page n’a pas encore été corrigée

main fut monté, — un de ces coups de main luxueux, comme on les organisait alors, à grand renfort d’artillerie de tout calibre ; et dans les ruines d’un petit poste allemand, écrasé sous les obus, la troupe d’assaut surprit en effet et ramena dans nos lignes une sentinelle. J’eus l’occasion d’interroger cet homme ; c’était un soldat d’une classe déjà âgée, réserviste bien entendu, et dans le civil bourgeois de la vieille ville hanséatique de Brême. Puis il fila vers l’arrière sous bonne escorte ; et nous pensâmes bien ne jamais plus en entendre parler. Peu de temps après, une curieuse histoire arriva peu à peu à nos oreilles ; des artilleurs, des conducteurs du ravitaillement la racontaient. Ils disaient à peu près ceci : « Ces Allemands ! quels organisateurs merveilleux ! ils avaient partout des espions. On fait un prisonnier à l’Épine-de-Chevregny ; qui trouve-t-on ? un individu qui, en temps de paix, était établi commerçant à quelques kilomètres de là : à Braisne. »

Ici l’accident premier qui fut à l’origine de la fausse nouvelle apparaît avec évidence. C’est le nom de Brême mal perçu, ou mieux, c’est — par un travail d’interprétation inséparable de la perception elle-même — la substitution, dans l’esprit d’auditeurs qui ignoraient profondément la géographie, au son exact dépourvu pour eux de toute espèce de signification, d’un son analogue, mais plein de sens, puisqu’il désignait une petite ville connue de tous. A ce premier effort d’interprétation s’en ajouta bien vite un second ; ce marchand qui, après avoir tenu boutique en France, reparaissait tout à coup sous l’habit d’un troupier ennemi, ne pouvait être qu’un espion ; et comme on estimait généralement les Allemands capables de toutes les ruses, la nouvelle ainsi formée trouva aisément créance et fit tache d’huile. A dire vrai, cette seconde conclusion était sans doute déjà impliquée dans l’erreur originelle. Que les Allemands eussent, avant la guerre, enveloppé notre pays d’un prodigieux réseau d’espionnage, c’est ce dont personne chez nous ne doutait. Cette idée pouvait s’appuyer sur un nombre malheureusement trop grand d’observations certaines ; mais les renseignements exacts avaient été étrangement grossis et dramatisés par la voix populaire : pendant les mois d’août et de septembre 1914, le désir d’expliquer par des causes extraordinaires nos premières défaites avait fait retentir partout le cri de trahison ; peu à peu la croyance était devenue une sorte de dogme qui ne comptait presque pas d’infidèles. Par moment, les troupes en