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Et, comme deux hommes réunis sont plus forts qu’un seul, et trois plus forts que deux, les biens resteront à ceux qui seront le plus solidement unis ; on comprend aisément qu’en l’absence de toute loi et de toute sanction la force tienne lieu de droit.

Mais voici le miracle. La force ne triomphe pas du droit, car la lutte n’est pas possible entre la matière et l’idée. Le droit et la force ne sont pas du même ordre, et ne se rencontrent pas. La force ne peut triompher que de la force. Seulement la force qui triomphe c’est la force organisée, coordonnée. De plus, comme les faibles sont en général plus nombreux que les forts, et comme, ayant moins de confiance en eux-mêmes, ils sont plus portés à s’unir entre eux, l’union réalise la force des faibles, c’est-à-dire justement le contraire de la force, la force au service du droit. L’union défensive des faibles contre les forts, des pacifiques contre les brutaux, voilà le droit véritable, le droit puissant, le droit non plus idée mais chose, le droit armé. Il ne faut donc pas dire seulement « l’union fait la force », il faut dire : « l’union fait le droit ».

Ainsi de l’état d’anarchie naît nécessairement quelque société. Et cette société naturelle est réellement une société de secours mutuel, dans laquelle chacun promet aide et secours aux autres.

Comment seront réglés les actes d’une telle société ? Par le consentement de tous ? On ne peut espérer qu’il se réalise jamais. Par l’autorité de quelques-uns ? Alors nous retombons dans le despotisme. Par l’autorité des plus sages ? Mais comment reconnaître les plus sages sinon à ceci justement qu’ils sauront amener les autres à penser comme eux ?

Toute supériorité étant discutable et la discussion supprimant l’union et ainsi la paix, qui sont justement ce que l’on cherche, on arrive à compter ceux qui proposent une opinion et ceux qui la combattent, et l’on choisit l’opinion qui est celle du plus grand nombre. On risque ainsi le moins possible. Car, ou bien tous les hommes sont à peu près également sages : alors il est raisonnable de donner à toutes les opinions une valeur égale. Ou bien il y a parmi eux des sages ; alors on doit penser que le plus grand nombre sera converti par les sages ; et il n’y a pas d’autre manière de reconnaître où sont les sages. Donc l’opinion qui sera approuvée par le plus grand nombre sera choisie comme la meilleure.

Comprenez bien cela, et remettez-le dans votre pensée lorsqu’on critiquera devant vous le suffrage universel. Il est facile assurément