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revue de métaphysique et de morale.

Mais comment faire le départ de ce qui est donné et de ce qui est acquis ? Suffit-il pour cela d’étudier les unes après les autres les illusions connues, d’y découvrir tout un système de raisonnements cachés, et d’en conclure que l’esprit, dans la perception, est jusqu’à un certain point actif ? Par cette méthode de simple énumération, on est condamné à ignorer pourquoi l’activité de l’esprit est nécessaire, et quelles sont les limites de son intervention. Il nous faut donc, au lieu d’enregistrer des faits, chercher le nécessaire, et nous demander ce qui peut être donné, et ce qui, ne pouvant être donné, est nécessairement acquis.

Les objets dont l’ensemble constitue le monde sont connus comme distincts les uns des autres ; comme situés, par rapport à nous et les uns par rapport aux autres, à de certaines distances ; comme caractérisés par des dimensions déterminées, une certaine forme, un certain poids, une certaine solidité ou résistance, une température déterminée, une couleur, une odeur, une saveur, une sonorité.

La notion d’objets distincts est nécessairement acquise ; c’est-à-dire suppose nécessairement certaines expériences. En effet nous percevons bien des changements plus ou moins brusques, mais non pas des interruptions, des vides, c’est-à-dire des séparations véritables entre les choses, de telle manière que rien ne nous dit à première inspection que la table, le livre, et l’air froid qui environne le tout ne sont pas un seul et même objet. Pour connaître un objet comme distinct des autres, comme ayant une unité, comme formant un tout complet, il faut l’avoir vu changer de lieu sans changer de nature, ou mieux encore l’avoir changé soi-même de lieu : nous arrivons ensuite, par analogie, à concevoir comme distincts, c’est-à-dire comme transportables, des objets qu’on ne peut songer à transporter, comme des maisons, une montagne[1].

  1. C’est de l’idée d’objet transportable d’un endroit à l’autre, c’est-à-dire d’un groupe dans un autre groupe, et de la généralisation de cette idée que vient l’étrange notion de la divisibilité de l’espace. Se représenter la division d’un espace, c’est se représenter ses parties comme transportables, comme mobiles, comme séparables les unes des autres. En réalité l’espace n’est pas divisible au sens propre du mot, parce que, étant homogène, il ne se prête à aucune transposition effective de ses parties, et aussi, et surtout, parce qu’il est lui-même le lieu et comme la substance des transpositions, et que, par suite, quand tout est transposé, lui-même reste en place, et toutes ses parties conservent leurs rapports respectifs de position. On peut faire mouvoir un objet de droite a gauche ; mais encore faut-il qu’il y ait, avant, pendant et après cette action, existence permanente d’un espace à droite, d’un espace à gauche, et d’un espace intermédiaire. La notion d’espace, c’est la notion de la possibilité