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sa sécurité. Alors, par faiblesse, par repliement sur lui-même ou par défi, il pourra tenter d’atténuer sa peur et de rester sourd à l’exigence chrétienne, mais l’homme n’évitera pas ainsi la présence invisible du désespoir et ne le vaincra qu’il n’ait au préalable éclaté et tout envahi. En pratique, la chrétienté s’est habituée — inconscience, entraînement romantique des esprits ou simple hypocrisie — à réduire le grand conflit entre l’ange et la bête par des concessions au lieu d’en venir à bout par des victoires.

Dans le livre qu’il donna sous le titre d’Exercice dans le Christianisme, Kierkegaard pose en principe que, tant que le Sauveur n’est pas revenu dans sa gloire, il s’agit pour le chrétien de prendre pour modèle le Jésus humilié. Nous devons faire abstraction de ce que le dogme nous transmet sur la nature divine de Jésus et tâcher de nous rendre contemporains de Jésus de Nazareth, de l’homme qui se disait être le Fils de Dieu et qui fut en conséquence insulté et exécuté. Au lieu de cela, on s’est — tels des écoliers. — procuré par tricherie la solution du problème, s’évitant la peine de faire le calcul soi-même. Le parallélisme s’impose avec l’état d’âme de Gethsémani prescrit par Pascal.

De plus en plus, Kierkegaard en vient à juger que les hommes se sont rendus coupables d’une grande trahison à l’égard du christianisme : on s’approprie la douceur et la grâce en oubliant ce qui en était la condition nécessaire. Il estime que cette subreption est surtout manifeste dans le protestantisme. Jamais le catholicisme ne pourrait s’abaisser à une platitude pareille. Et cependant la pratique des compromissions remonte au catholicisme. L’esprit du christianisme se trouve faussé le jour où de suivre le Christ à la lettre en se dérobant à la vie du monde cessa d’être la règle ordinaire. La différenciation des chrétiens en deux catégories distinctes est un non-sens. Mais le régime des abus inauguré de la sorte fut repris par Luther jetant le froc aux orties et fondant une Église nouvelle où fusionneraient dans un arrangement confortable le christianisme et le monde. « Luther, Luther, Luther, la responsabilité qui t’incombe est grande ! » Et Luther était passé par l’école du désespoir. Mais les générations subséquentes se réclament des actions d’éclat des ancêtres sans manifester la moindre disposition à en accomplir elles-mêmes. Le Protestantisme est une doctrine plébéienne qui tend à niveler, par en bas, le monde de l’esprit. Et pour une large part c’est la vie de famille qui est la coupable. Par le