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SULLY PRUDHOMME. psychologie du libre arbitre.

les cas, quel que soit l’objet du jugement auquel on l’applique, échouent toujours dans la tentative de prouver la réalité du libre arbitre.

Mon inclination à y croire a longtemps rencontré là un empêchement dérimant en dépit du témoignage de ma conscience spontanée. Je me voyais rationnellement obligé d’en douter bien que je n’en pusse douter effectivement.

Un passage du beau livre de William James L’Expérience Religieuse[1] décrit bien ce conflit moral ; le voici : « … Cependant si l’on prend l’activité de l’esprit dans sa réalité vivante, si l’on considère tout ce qui, dans une âme d’homme, est en dehors de ses connaissances rationnelles et, caché en lui-même, dirige secrètement sa conduite, avouons que le rationalisme ne fait qu’effleurer la surface de la vie intérieure si riche et si profonde… Ces intuitions ont leur source dans des profondeurs où le rationalisme avec son flux de paroles ne saurait atteindre… Au vrai, dans le domaine métaphysique et religieux, les raisons explicites n’ont aucune influence sur nous, tant qu’une intuition sourde et implicite ne nous pousse pas dans le même sens… L’instinct marche en avant, l’intelligence le suit docilement. » Ne dirait-on pas que William James vise expressément le cas du libre arbitre, où les objections logiques ne prévalent pas plus contre le sentiment que ne le priment les démonstrations logiques.

Quand le doute rationnel n’est pas en même temps effectif, il y a lieu de se demander s’il est valable, si, au lieu d’être la marque d’une impossibilité inhérente à la nature des choses, il n’est pas le signe d’une impuissance de la pensée débordée par son objet, en d’autres termes, si, quoique réel, cet objet n’est pas tel qu’il condamne l’esprit à se contredire en essayant de l’exprimer par un jugement. Je le crois avec sécurité pour l’avoir vérifié sur tous les jugements d’ordre métaphysique que j’ai tenté de former. Or, parler du libre arbitre, c’est s’exposer à rencontrer l’activité, principe de l’acte senti libre. Avant d’agir j’ai conscience que ce principe, quel qu’il soit, existe en moi à l’état latent (virtuel pourrais-je dire) et qu’il est entièrement indépendant ; je constate simplement cette donnée, illu-

  1. William James, professeur de psychologie à l’Université de Harward, correspondant de l’Institut de France. L’Expérience religieuse, Essai de psychologie descriptive traduit par Frank Abauzit, professeur de philosophie au lycée d’Alais, chez Alcan, Paris.