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L. COUTURAT.Pour la Logistique.

parle. Est-ce de l’intuition intellectuelle, qui porte sur les relations des idées, ou de l’intuition sensible, qui revêt nécessairement la forme spatiale ? Ces deux intuitions diffèrent du tout au tout. Tous les logiciens sont prêts à reconnaître que leurs principes procèdent de l’intuition intellectuelle, c’est-à-dire sont objets d’une connaissance immédiate par la raison ; mais bien peu accorderont qu’ils procèdent de l’intuition sensible, et reposent par exemple, comme l’a soutenu Lange, sur des schèmes spatiaux. Du reste quelle que soit la solution de cette question « métalogique », tous les principes logiques devront avoir le même sort ; et les principes traditionnels d’identité, de contradiction, etc., seront des « appels à l’intuition » dans le même sens et dans la même mesure que les autres. Il ne faut donc pas accuser les logisticiens d’altérer la Logique en y introduisant l’intuition ; car, si cette accusation a quelque valeur, c’est Aristote qui a commencé.

En tout cas, il est inexact de dire que les raisonnements « vivants », les seuls « où notre esprit reste actif », soient « ceux où l’intuition joue encore un rôle » (p. 810). Les raisonnements purement logiques exigent plus d’effort d’esprit et d’ingéniosité que ne le croit M. Poincaré, et, même avec le secours (médiocre) du piano logique de Jevons, il faut une certaine habileté pour combiner les résultats bruts du mécanisme et en tirer la conclusion que l’on désire. Au surplus, pourquoi reprocher à la Logistique de rendre les raisonnements plus faciles et plus sûrs[1] ? Si, comme l’Algèbre, elle condense en de brèves formules le résultat de raisonnements longs et compliqués, c’est pour décupler les forces et la portée de l’esprit, lui permettre d’embrasser un plus grand nombre de données, et d’en tirer des conclusions plus vastes et plus lointaines. Loin donc de paralyser l’invention ou de la rendre inutile, la Logistique lui prête des échasses ou des ailes. L’esprit inventif trouvera toujours à s’exercer, mais sur des données de plus en plus complexes. C’est ce qui se passe en Analyse, où chaque théorie nouvelle combine des formules qui résument les résultats des théories plus simples et plus élémentaires. Que M. Poincaré se rassure donc : la Logistique n’exclut pas le génie.

  1. « Plus sûrs », car M. Poincaré avoue que dans les raisonnements vivants « il est difficile de ne pas introduire un axiome ou postulat qui passe inaperçu » (p. 816). Faut-il en conclure que la « vie » est incompatible avec la Logique ?