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antérieurs, l’éducation qu’ils lui ont donnée ébauchent en lui vaguement l’idée, le besoin de ce qui sera le chef-d’œuvre, de façon qu’il le reconnaisse et le salue. Si l’œuvre nouvelle ne se relie pas assez étroitement aux antécédents, si elle trouve un public insuffisamment préparé, elle étonne, elle scandalise, elle est repoussée, elle a un stage parfois long à subir avant d’être acceptée. De là vient que les grands écrivains que le succès a salués, sont des profiteurs. Un travail collectif d’ébauche et de vulgarisation leur a frayé la voie, indiqué les moyens, a éduqué leur public. Leur génie s’impose parce qu’il réalise l’idée ou l’attente de tout le monde : de là vient que le discernement de l’heure est la moitié, le signe du génie (Défense de Du Bellay ; Hernani de V. Hugo).

6o Loi de l’action du livre sur le public. — Le public, je l’ai dit, se cherche et se met dans le livre. Il se l’adapte. Chaque individu fait pour soi cette adaptation, la pression du milieu sur chacun tendant à réduire les différences individuelles. Mais le livre pourtant a une action sur les lecteurs : il n’est pas seulement signe, mais facteur de l’esprit public. Voici, je crois, la formule ordinairement vraie de cette action : le livre fournit à tous les hommes d’une même génération à peu près le même contenu, conforme à leur conscience et à leurs goûts actuels ou virtuels. Ainsi dans la vie intellectuelle ou sentimentale des groupes sociaux, il tend à établir une harmonie, une unité.

Premièrement, il fournit à tous les esprits à un moment donné la même formule de l’idée ou du sentiment qui sont en eux et auxquels il donne satisfaction. Il tend donc à supprimer les divergences individuelles, à unifier, identifier les aspirations des particuliers, à créer donc de la pensée collective.

En second lieu, un livre à succès opère une sélection dans la multitude des idées, besoins et sentiments des lecteurs, dans toute cette activité interne qui confusément aspire à se réaliser. Il détermine à un moment donné une direction commune de toutes les attentions individuelles vers un même but, une convergence simultanée de toutes les énergies individuelles sur le même point. La puissance de l’écrivain opère comme des cristallisations successives de l’opinion publique.

Ainsi Voltaire donne à la société du xviiie siècle des mots d’ordre : tolérance, humanité, qui, répondant au sentiment intérieur de chacun,