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G. LANSON.L’HISTOIRE LITTÉRAIRE ET LA SOCIOLOGIE.

suit l’application en gros. Elle se vérifie parfois par des rapports très fins, qu’elle aide à dégager.

Ainsi certaines institutions sociales déterminent certains effets esthétiques qui n’ont avec elles aucune analogie visible. L’esprit — un certain esprit d’allusion fine et de sous-entendus, un don de montrer en enveloppant et de suggérer sans dire — est le signe dine contrainte sociale, mais d’une contrainte sociale atténuée : car il ne faut pas que le risque personnel soit trop grand. La Bastille produit en littérature de la politesse et de l’esprit ; mais non pas la Sibérie : celle-ci produit ou du silence ou de la révolte âpre. Un art de mesure et de finesse se développe sous un despote faible : la liberté fait qu’on renonce à la politesse et à l’esprit dans la polémique. La suppression du risque chez les uns, la suppression du pouvoir de contrainte chez les autres concourent à produire partout l’expression violente.

Le style d’un ouvrage peut exprimer aussi très précisément un instant de la vie sociale. La qualité littéraire des Provinciales révèle que le jansénisme succombe. Car s’il avait eu chance encore de gagner sa cause devant l’autorité spirituelle, à laquelle l’autorité temporelle déférait, le jansénisme, content de se défendre théologiquement, n’eût pas mis la plume aux mains de Pascal, et appelé à l’opinion publique par un art d’agréer auquel il n’avait pas songé jusque-là. Ainsi pour que les Provinciales fussent écrites, il fallait, bien entendu, le jansénisme et l’art de persuader de Pascal, mais il fallait aussi l’impossibilité de vaincre par les armes ordinaires de la théologie, la défaite commencée, et, de plus, un commencement de liberté dans l’état despotique, le germe d’une puissance de l’opinion publique. Le fait de la beauté littéraire des Provinciales, par lui seul, exprime ces deux faits sociaux, défaite du jansénisme, et naissance d’une opinion publique.

Toutefois la formule : La littérature exprime la société, est incomplète et inexacte. Il arrive fréquemment que la littérature exprime ce qui n’est pas dans la société, ce qui ne paraît ni dans les institutions ni dans les faits, et l’on dégage cette formule nouvelle, qui n’est pas la contradiction, mais la contre-partie de l’autre : La littérature est complémentaire de la vie. Elle exprime aussi souvent le désir, le rêve, que le réel. Elle néglige les trois quarts de la réalité, ce qui est journalier, moyen, insignifiant, le tissu quotidien de la vie. L’histoire, chez les anciens, laisse de côté à peu près tout ce qui fait la vie réelle, la vie de tous les jours d’une cité. Le roman réaliste,