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G. LANSON.L’HISTOIRE LITTÉRAIRE ET LA SOCIOLOGIE.

Mais que se passe-t-il quand les Essais sont imprimés, quand Montaigne est mort ? Qui s’inquiète de ce que fut Montaigne ? On ne le cherche plus dans son livre. Chaque lecteur lit Montaigne pour lui, et se cherche dans Montaigne. Les circonstances ont changé : l’état de la science, l’état de la France, par rapport auxquels la pensée de Montaigne s’organisait, ont changé. Maintenant les Essais s’éclairent par les circonstances nouvelles du royaume, les conditions nouvelles de la philosophie. La réaction religieuse, le dogmatisme cartésien, le progrès du libertinage ne laissent plus apparaître dans Montaigne que le pyrrhonisme : tout ce qui n’a pas cette couleur, tout ce qui ne donne pas cette impression, est pour longtemps annulé. Pascal et Bayle, Bossuet et Saint-Evremond comprennent Montaigne de la même façon : ils diffèrent par les épithèies qu’ils lui donnent ; leurs sentiments sont contraires, mais leur connaissance est identique. Ainsi l’influence de Montaigne est l’adaptation de son livre à l’état social du temps où on le lit. En tant que livre de chevet des libertins, les Essais ne sont plus l’expression d’une individualité, ils sont un phénomène de la vie collective.

Les recherches d’influences gagnent donc en intérêt et en profondeur à devenir des études de la participation d’un livre ou d’un auteur à la vie collective d’une époque ou d’une nation.

On me dira que par là je réduis l’histoire littéraire à l’histoire proprement dite, et non à la sociologie. C’est que je crois ces deux dernières, à vrai dire, inséparables. Et il me suffit ici de faire voir que la littérature ne s’arrête pas, ne peut s’arrêter dans l’observation de l’individu, dans l’analyse de la création personnelle, et qu’elle prend presque toujours, sciemment ou non, un objet social. Il importe donc de bien concevoir que la plupart du temps nous n’éludions pas des phénomènes strictement individuels, mais des phénomènes de même ordre que ceux qui par définition appartiennent à la sociologie, des actes et des états de l’homme en société, dans lequel la société met du sien autant que l’individu.

IV

Le point de vue sociologique nous aide à nous orienter dans la recherche des faits, à poser des problèmes, à interpréter des résultats ; il élargit, élève, et surtout précise nos études. Mais ne peut-il