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G. LANSON.L’HISTOIRE LITTÉRAIRE ET LA SOCIOLOGIE.

l’enveloppe. Notre étude tend à faire de l’écrivain un produit social et une expression sociale.

Les recherches d’influences sont conçues bien étroitement aussi par beaucoup d’érudits. Si l’on constate que Racine a fourni tel hémistiche ou telle locution à La Grange-Chancel ou à Voltaire, ou bien si l’on entreprend de cataloguer le nombre des traductions et des imitations de Werther en France ou de Zaïre en Italie, ces précisions qui ont le mérite de l’exactitude doivent avoir une autre fin qu’elles-mêmes. Ce qui est intéressant et réellement instructif, c’est, par leur moyen, de suivre l’œuvre littéraire, à partir du moment où elle se sépare de son auteur, et d’en étudier, non pas la fortune seulement, mais les transformations. Car l’écrivain n’exerce pas une influence par lui-même, par sa réelle personne, mais par son livre : et le sens efficace de ce livre, ce n’est pas l’auteur qui le détermine (du moins sa volonté n’est pas tout) ; ce n’est pas non plus la critique méthodique d’aujourd’hui. Le Descartes ou le Rousseau qui agit, ce n’est pas Descartes ni Rousseau, c’est ce que le public lit dans leurs livres et appelle de leurs noms ; et cela dépend du public, et change avec le public. Chaque génération se lit elle-même dans Descartes et dans Rousseau, se fait un Descartes et un Rousseau à son image et pour son besoin. Le livre, donc, est un phénomène social qui évolue. Dès qu’il est publié, l’auteur n’en dispose plus ; il ne signifie plus la pensée de l’auteur, mais la pensée du public, la pensée tour à tour des publics qui se succèdent. Le rapport qui s’établit n’est pas celui qui a existé dans la création littéraire, celui que la critique érudite cherche à rétablir, entre l’œuvre et l’auteur : il est exclusivement entre l’œuvre et le public, qui la retouche, la repétrit, l’enrichit ou l’appauvrit continuellement. Le contenu réel de l’ouvrage ne fait plus qu’une partie de son sens, et quelquefois il y disparaît presque totalement[1]. Si bien que suivre la fortune d’un chef-d’œuvre, c’est, souvent, moins regarder ce qui passe d’une pensée individuelle dans le domaine commun des esprits, que lire dans un appareil enregistreur certaines modifications d’un milieu social[2]. L’histoire d’un livre

  1. « S’il est intéressant de savoir ce que Descartes a pensé, il l’est bien plus encore de savoir ce que ses contemporains ont cru qu’il avait pensé. Car les doctrines et les systèmes n’agissent que dans la mesure où ils sont compris, et ceux qui les adoptent en sont autant les inventeurs que ceux qui les ont enseignés. » (F. Brunetière, Jansénistes et Cartésiens, Études critiques, t. IV, p. 119.) Voilà le point de vue sociologique nettement défini.
  2. Évidemment, dans la plupart des cas, ce sont des aspects du livre qui