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revue de métaphysique et de morale.

Vigny, d’un groupe religieux quand c’est d’Aubigné, d’un groupe politique quand c’est le Victor Hugo des Châtiments. Ce qu’un sociologue a dit des Psaumes, que le je du poète hébraïque est un je collectif, peut se dire presque de tout lyrique. Le lecteur réalise son âme dans le chant du poète.

Cet eflet est facilité par la circonstance que la plupart du temps les grands écrivains n’ont d’extraordinaire que la personnalité artistique : gens ordinaires et moyens par tout le reste de leur être intellectuel et moral. Lamartine, Hugo, dans leurs vers, sont des gens qui ont la propriété d’exprimer comme à eux, et d’une façon en effet qui n’est qu’à eux, les idées, les joies, les douleurs, les désirs, sinon de tout le monde, du moins de beaucoup d’êtres humains. Et la célébrité, la diffusion des œuvres dépendent peut-être moins de la valeur unique des effets d’art que de la communauté du fond émotionnel. L’artiste qui n’exprime de sa personnalité que les états singuliers par où il se distingue des autres hommes, comme a voulu faire Baudelaire, peut être assuré d’un long insuccès : sa technique ne suffira pas à conquérir le public.

Même pour la forme, qui est ce qu’il y a de plus vraiment à lui dans son œuvre, le poète reçoit quelque chose du public. La tradition qu’il continue n’est pas seulement le passé prolongé en lui : mais sachant que ce passé vit également dans l’âme de ses contemporains, il bâtit ses rythmes sur les habitudes et les capacités esthétiques qu’il leur connaît. Il sait, ou il essaie de prévoir la réaction par laquelle ils répondent à tel effet ou à tel autre. De là vient qu’on est plus assuré du succès par l’intensité que par la nouveauté du style ou du mètre. On l’a vu dans l’histoire du symbolisme. Je ne sais si, réellement, le rythme est un produit social, si à l’origine toute poésie fut chorale : ce qui est sûr, c’est que dans la poésie traditionnelle où la technique suit une évolution très lente, le vers lie étroitement l’auditeur ou le lecteur au poète ; chacun de nous, entraîné par les rythmes connus, accompagne d’un chant intérieur les vers qu’il écrit ou qu’il lit. Les effets originaux, réductibles aux règles, ne nous déconcertent pas au point de nous empêcher de déchiffrer le morceau avec aisance et plaisir. Mais les symbolistes s’efforcent de créer des rythmes personnels, de mettre en quelque sorte chaque pièce sur un air nouveau, adapté à l’objet et à l’heure. Plus de chant intérieur pour le lecteur. Il faut déchiffrer péniblement ; cela rebute. À l’audition, l’oreille ne reconnaît rien ; on saisit chaque élément