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G. LANSON.L’HISTOIRE LITTÉRAIRE ET LA SOCIOLOGIE.

celui qui donne la célébrité et les gros sous : ce peut être un public idéal, un public imaginé sur le modèle du passé ou sur le rêve de l’avenir. Mihi canto et Musis, disait le chanteur méconnu : il ajoutait les Muses, parce qu’il lui fallait un public. Tous les artistes et les critiques qui affirment le devoir de sacrifier le succès immédiat à la perfection artistique n’ont garde d’en placer la volupté ou la grandeur à écrire pour soi, pour se satisfaire seul : ils se composent tous un petit public, de morts ou de vivants, dont ils disent se contenter et engagent l’écrivain à se contenter. Pour Horace, c’est Auguste et Mécène, Varius, Virgile et Pollion ; pour Boileau, c’est Condé, Vivonne et La Rochefoucauld ; Racine se propose Homère, Virgile et Sophocle comme ses « véritables spectateurs » ; Sainte-Beuve se compose un Parnasse de grands écrivains de tous les temps et de tous les pays, et veut qu’on ne fasse rien sans se demander : Que disent-ils de nous ? Et si Schumann écrit : « Quand tu joues, ne t’inquiète point de savoir qui t’entend », il ajoute aussitôt : « Joue toujours comme si un maître t’entendait ». On ne s’affranchit de la tyrannie de son public que par la représentation d’un autre public.

Même la poésie lyrique n’échappe pas à cette condition générale de l’œuvre littéraire. On dit (et on a raison en un sens) : Le lyrisme, c’est l’individualisme. La poésie lyrique, c’est le moi intime qui s’exprime. Et, à cause de cela, un de nos plus spirituels critiques a parlé quelque part de l’impudeur essentielle au lyrique moderne. Mais qu’on y fasse attention : aucun lyrique ne chante pour soi, ou du moins il ne publie pas ce qui chante en lui pour lui seul. Vigny ne fait pas de vers sur la mort de sa mère : il note sur son journal ses émotions douloureuses ; il n’imagine pas un public en les écrivant. Hugo, dans les premiers temps, ne met pas en vers la mort de sa fille : dès qu’il fait des vers, il les fait pour les publier un jour : c’est de la copie. Le lyrique chante au moment où il accueille l’idée d’être entendu, de chanter pour quelqu’un. Et alors il adapte son chant à ce public, réel ou idéal. Il y met ce qui éveille dans ce public une émotion harmonique à la sienne, c’est-à-dire la partie de son émotion qu’il sait être commune aux autres et à lui. C’est ce qu’on veut dire quand on remarque que les sentiments personnels qui sont l’étoffe de la poésie de Hugo, Lamartine ou Musset, sont des sentiments « humains ». Le moi du poète est le moi d’un groupe, plus large quand c’est Musset qui chante, plus restreint quand c’est