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ont été en histoire littéraire ce que les Michelet, les Guizot ont été en histoire. Il nous faut faire, pour la littérature, ce qui s’est fait en histoire, remplacer la philosophie systématique, par la sociologie inductive. Ce qui est mauvais, ce sont les synthèses arbitraires, les généralisations imaginées, les conceptions de l’esprit qui imposent des cadres ou des liaisons aux faits, qui dictent des choix arbitraires parmi les faits, ou des interprétations abusives des faits. Ce qui est excellent, c’est de comparer des faits et des séries de faits, et d’essayer d’entrevoir, d’élaborer quelques lois, des lois modestes, partielles, provisoires, proportionnées à la connaissance réelle. Faisons de bonne sociologie, observée et objective, parce que si nous n’en faisons pas de bonne volontairement, nous en ferons nécessairement de mauvaise.

Il est impossible en effet de méconnaître que toute œuvre littéraire est un phénomène social. C’est un acte individuel, mais un acte social de l’individu. Le caractère essentiel, fondamental de l’œuvre littéraire, c’est d’être la communication d’un individu et d’un public. Cette affirmation d’un sociologue : « L’art suppose un public »[1], et cet aphorisme de Tolstoï : « L’art est un langage », sont deux propositions identiques. Dans un livre, il y a toujours deux hommes : l’auteur, — et cela chacun le sait, — mais aussi le lecteur, un lecteur qui, sauf des cas exceptionnels, n’est pas un individu, mais un être collectif, un public ; et cela on s’en avise moins aisément. Je ne veux pas dire seulement que l’œuvre littéraire est un intermédiaire entre l’écrivain et le public ; elle porte la pensée de l’écrivain au public ; mais, et voilà ce qu’il importe de considérer, elle contient déjà le public. L’image que l’esprit donne de lui dans un livre est déterminée, entre toutes les images possibles de la complexité changeante d’un être individuel, par la représentation que cet esprit se fait du public auquel il se destine ; elle est justement celle que cette représentation appelle à se réaliser.

Le public commande l’œuvre qui lui sera présentée : il la commande sans s’en douter. Je n’entends pas cela au sens vulgaire du désir du succès. Je ne nie pas le désintéressement de l’artiste épris d’idéal et qui renonce à plaire. Le public dont je parle n’est pas forcément le public d’aujourd’hui, celui qui veut qu’on lui serve la mode du jour,

  1. Hirn, Année sociologique, 1900-1901, p. 583.