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G. LANSON.L’HISTOIRE LITTÉRAIRE ET LA SOCIOLOGIE.

d’hui à donner pour objet à l’histoire une connaissance ayant un certain caractère de généralité : non plus comme autrefois les batailles et les grands hommes, mais les institutions, croyances et mœurs des groupes humains. Au contraire, on peut se demander si le but de l’histoire littéraire n’est pas l’individuel, la description exacte de l’individualité littéraire. Plus d’un littérateur serait disposé à soutenir que son travail aurait peu d’intérêt s’il ne s’agissait que d’apercevoir l’idée générale du mouvement romantique par laquelle Victor Hugo se confond avec Émile Deschamps, ou l’idée générale de la tragédie classique par laquelle Racine ne se distingue pas de Pradon. Il importe au contraire extrêmement de définir les personnalités incompatibles de Hugo et de Deschamps, de Racine et de Pradon, et de les situer à des places différentes sur les scènes romantique ou classique. L’étude générale des mouvements littéraires est un moyen d’arriver à un discernement plus fin des caractères individuels.

Toute la différence qu’il y a ici entre la critique subjective et l’histoire littéraire, c’est que par la critique je dégage le rapport de l’œuvre à moi-même, par l’histoire le rapport de l’œuvre à l’auteur et aux divers publics devant lesquels elle a passé. Par la critique, je détermine quelles impressions en moi, par l’histoire quelles impressions des publics et quelles dispositions de l’auteur constituent une personnalité littéraire distincte. Mais le but est toujours un individu, Montaigne, Hugo, Racine, comme dans l’histoire de l’art c’est Rembrandt, ou Michel-Ange, ou Velasquez.

Or, qu’est-ce que les sociologues ont à faire avec les individualités ? D’instinct, ils les suppriment, ou s’en détournent. Quand ils touchent aux phénomènes littéraires, vous les voyez fuir les grandes époques de puissantes individualités. Ils se répandent au contraire dans le folk-lore, dans les époques primitives ou préhistoriques, dans les questions d’origine, dans toutes les régions où l’individualité, indistincte, indiscernable, peut être niée ou considérée comme une quantité négligeable, dans celles où ils peuvent parler mystiquement de « produits spontanés de l’esthétique populaire[1] ».

J’entrevois que ces réflexions exposeront l’histoire littéraire au mépris des sociologues ? Mais qu’y faire ? Ils nous disent — car ils

  1. Rares sont encore les ouvrages pareils à celui de M. Ouvré sur la littérature grecque.