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L. COUTURAT.PHILOSOPHIE DES MATHÉMATIQUES DE KANT.

l’espace (B. 182). Le nombre serait alors un intermédiaire entre la grandeur et l’espace, le véhicule de celle-là dans celui-ci. Mais le concept de grandeur, comme toutes les catégories, n’a de valeur objective que par son application aux données d’une expérience possible, c’est-à-dire à l’intuition. Il faut donc « rendre les concepts sensibles », et c’est à cela que servent les schèmes. Ainsi, selon Kant, le concept de grandeur cherche son support et son sens dans le nombre, et celui-ci dans les doigts, les boules du tableau à calculer, les traits ou les points (B. 299). Il semble, par suite, qu’on ne puisse penser la grandeur, en mathématiques, que par l’intermédiaire du nombre, et, remarquons-le bien, du nombre entier et concret, qui est essentiellement discontinu. On ne pourra donc concevoir la grandeur elle-même que comme discontinue ; et en effet, selon Kant, on ne peut pas la définir autrement qu’en disant que c’est la détermination d’une chose par laquelle on pense combien de fois elle en contient une autre (B, 300). Et il ajoute que ce « combien de fois » repose sur la répétition successive par suite sur le temps et sur la synthèse de l’homogène dans le temps (c’est-à-dire le nombre). On se demande alors comment on a jamais pu arriver à la notion de grandeur continue. Car de deux choses l’une : ou bien c’est le nombre qui « imite » la grandeur, suivant le mot de Pascal, et alors on ne peut expliquer la généralisation du nombre (les nombres fractionnaires, négatifs, irrationnels) qu’en supposant que nous avons une notion primitive et originale de la grandeur, indépendamment du nombre[1] ; ou bien nous ne pouvons concevoir la grandeur que par l’intermédiaire (le schème) du nombre, et alors, pour expliquer la continuité de la grandeur, il faut définir les nombres fractionnaires, négatifs et irrationnels d’une manière autonome, sans faire appel à l’idée de grandeur ni à l’intuition spatiale. Cette dernière alternative est parfaitement possible[2], mais elle réfute par son existence même la thèse kantienne, car elle aboutit à faire reposer toute la mathématique sur des fondements analytiques.

    dement de cette catégorie) n’a que le nom de commun avec la quantité mathématique. Si la Logique classique avait donné à cette même propriété des jugements le nom de nombre ou d’étendue. Kant aurait pu tout aussi bien en conclure que l’étendue ou le nombre est un concept a priori de l’entendement. Cet exemple montre, en passant, quelle est la valeur du tableau des catégories.

  1. C’est ce que nous avons essayé de soutenir dans notre livre De l’infini mathématique.
  2. C’est la théorie de M. Russell, suivant laquelle toutes les espèces de nombres sont susceptibles d’une définition purement logique.