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E. CHARTIER. — Vers le positivisme absolu par l’idéalisme.

justifie par ce qu’il explique et non par ce qu’il suppose. Tous les philosophes sont disciples de Leibniz en ce qui concerne les petites perceptions et la formule « corpus est mens momentanea » est encore à méditer et à expliquer même pour celui qui trouve quelque difficulté à entendre la multiplicité des monades.

M. Weber comprendra que ces vives critiques s’adressent moins à son livre qu’à une manière de philosopher qui est trop à la mode, et qui serait capable de détourner de la réflexion un grand nombre de bons esprits. Je songe naturellement, en écrivant ces lignes, principalement à l’enseignement philosophique, et je ne puis m’empêcher de penser que toute la première partie de ce livre, mise en leçons et présentée à de jeunes philosophes, découragerait les meilleurs d’entre eux, et, ce qui serait encore plus funeste, encouragerait les autres, et leur tracerait, à travers les mots, un chemin facile, loin des idées et loin du réel.

Pour en finir avec ces critiques, disons qu’il serait plaisant qu’un subtil philosophe découvrit dans la doctrine même de M. Weber, dans ce qu’il appelle le « Réalisme du savoir », quelque trace encore de la « chose en soi » et de l’illusion réaliste, quelque trace d’un objet extérieur à la pensée, rigide, abstrait, mort. Je crois que cela serait possible. Il suffirait de peser mot par mot quelques-unes des plus belles formules dans lesquelles M. Weber résume sa doctrine. « La réflexion projette un jet de lumière sur les espaces obscurs où le désir irréfléchi de connaître relègue l’objet inaccessible, et, dans cette clarté soudaine, l’esprit vivant s’aperçoit qu’il est seul à les remplir et à les animer. » Combien de métaphores qui dénonceraient, si l’on voulait, le « réalisme spatial ». La conclusion du livre donnerait prise à des critiques du même genre. « Le réel n’est pas la négation de la pensée ; il est la pleine existence, la vie totale de la pensée ; non un obstacle, un joug ou une menace, mais, par-dessus tout, une espérance et une promesse. » N’y a-t-il pas là, quoique l’auteur s’en défende, une espèce de Dieu immobile, qui mesure et juge nos progrès, et qui les rend dès maintenant possibles ? Rien n’empêcherait de le soutenir. De telles critiques seraient sans portée. M. Weber, qui s’est assez expliqué dans son livre, ne ferait qu’en rire, et il aurait raison. Convenons que c’est une étrange maladie, bien que fort commune, que de vouloir à toute force qu’un auteur se soit trompé, et que de se placer toujours, pour le comprendre, à un point de vue d’où l’on est bien sûr de ne pas le comprendre.