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E. CHARTIER — Vers le positivisme absolu par l’idéalisme.

corps, est une pensée abstraite, sans règle, sans prise sur un objet, sans contenu. Cela ne veut pas dire que la pensée de Kant sur ce point n’ait plus besoin d’être expliquée, cela veut dire que tel qui croit réfuter Kant reste souvent disciple et commentateur de Kant ; Seulement il est regrettable que le lecteur puisse croire un instant, sur une réfutation de ce genre, que les œuvres de Kant sont aujourd’hui dépassées, et qu’il n’y a plus lieu de les lire.

De même je ne puis, sur cette expression de « chose en soi », condamner Kant aussi vite que notre auteur ose le faire : « Après s’être élevé au degré supérieur où l’espace lui-même disparaît en tant que réalité objective, le même philosophe, qui a fait faire à la réflexion cet immense progrès, se laisse à son tour prendre au piège du réalisme, et fait une chute encore plus profonde dans les contradictions de l’agnosticisme[1]. » Si l’on considère la Critique de la Raison pure prise à part, il est très certain qu’on ne peut comprendre à quel moment de l’analyse se montre la chose en soi ; car elle ne peut se montrer qu’en paroles, par sa nature même, et elle ne peut donc en aucune façon être considérée comme un résidu[2], dont les investigations de la Critique devraient tenir compte, en dressant le tableau des conditions qui rendent possible toute science. Mais ce n’est point du tout ainsi que le réel s’est présenté à Kant, nullement comme régulateur du savoir, mais seulement comme postulat de la pratique ou de la vie. Les deux Critiques, disons plus, les trois Critiques, ont nécessairement été conçues en même temps, et, à chaque moment de la réflexion, elles s’appuyaient les unes sur les autres comme des poutres dressées. Et assurément sans la notion de Raison humaine, législatrice sans autre mandat qu’elle-même, et révélée à l’homme par l’existence même du savoir, jamais la notion d’une loi morale indépendante de l’événement n’aurait pu être formée comme elle l’a été ; mais aussi sans l’idée d’une vie réelle que nous avons à vivre, à sérieusement et sincèrement vivre, et non comme des ombres parmi des ombres, jamais l’édifice de la Raison pure n’aurait été dressé. C’est la nécessité de l’action qui pose un réel et un donné ; et c’est pour cela que la critique de la Science est appelée à se prononcer sur cette idée, et à l’écarter enfin une fois pour toutes comme objet d’une recherche théorique. Et c’est par cela que Kant, quoi qu’en

  1. P. 77.
  2. V. Weber, p. 192.