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H. POINCARÉ. L’ESPACE ET SES TROIS DIMENSIONS.

qui sont le fruit d’une longue expérience personnelle et de l’expérience plus longue encore de la race. Sont-ce ces associations (ou du moins celles d’entre elles que nous avons héritées de nos ancêtres, qui constituent cette forme a priori dont on nous dit que nous avons l’intuition pure ? Alors je ne vois pas pourquoi on la déclarerait rebelle à l’analyse et on me dénierait le droit d’en rechercher l’origine.

Quand on dit que nos sensations sont « étendues », on ne peut vouloir dire qu’une chose, c’est qu’elles se trouvent toujours associées à l’idée de certaines sensations musculaires, correspondant aux mouvements qui permettraient d’atteindre l’objet qui les cause, qui permettraient en d’autres termes de se défendre contre elles. Et c’est justement parce que cette association est utile à la défense de l’organisme, qu’elle est si ancienne dans l’histoire de l’espèce et qu’elle nous semble indestructible. Néanmoins ce n’est qu’une association et on peut concevoir qu’elle soit rompue ; de sorte qu’on ne peut pas dire que la sensation ne peut entrer dans la conscience sans entrer dans l’espace, mais qu’en fait elle n’entre pas dans la conscience sans entrer dans l’espace, ce qui veut dire, sans être engagée dans cette association.

Je ne puis comprendre non plus qu’on dise que l’idée de temps est postérieure logiquement à l’espace, parce que nous ne pouvons nous le représenter que sous la forme d’une droite ; autant dire que le temps est postérieur logiquement à la culture des prairies parce qu’on se le représente généralement armé d’une faux. Qu’on ne puisse pas se représenter simultanément les diverses parties du temps, cela va de soi, puisque le caractère essentiel de ces parties est précisément de n’être pas simultanées. Cela ne veut pas dire que l’on n’ait pas l’intuition du temps. À ce compte on n’aurait pas non plus celle de l’espace, car, lui aussi, on ne peut pas se le représenter, au sens propre du mot, pour les raisons que j’ai dites. Ce que nous nous représentons sous le nom de droite est une image grossière qui ressemble aussi mal à la droite géométrique qu’au temps lui-même. Pourquoi a-t-on dit que toute tentative pour donner une quatrième dimension à l’espace ramène toujours celle-ci à l’une des trois autres ? Il est aisé de le comprendre. Envisageons nos sensations musculaires et les « séries » qu’elles peuvent former. À la suite d’expériences nombreuses, les idées de ces séries sont associées entre elles dans une trame très complexe, nos séries sont